lundi 28 septembre 2015

Cendrars, 28 septembre...


Inutile d’entrer dans quelque délire numérologique (bien que d’éminents écrivains emprisonnés tels que Sade et Casanova devinrent obsédés par les chiffres où ils tentaient d’y déchiffrer, justement, la date de leur libération). Force est toutefois de constater que le 28 est une date qui a souvent joué un rôle déterminant dans la vie de Frédéric Sauser, nom d’état-civil de l’écrivain Blaise Cendrars. En voici quelques-unes : Le 28 juin 1907 (dans le calendrier grégorien) mort d’Hélène (Kleinmann ?), jeune femme avec laquelle il a connu une idylle amoureuse à Saint-Pétersbourg. Elle mourut de ses blessures, brûlée vive par une lampe à pétrole renversée. Cendrars a toujours cru à un suicide, à cause de la distance qu’il a opposé à leurs amours.
Le 28 décembre 1911, à New York, il signe Hic, Haec, Hoc d’un nom nouveau, Blaise Cendrart. Sur les conseils de son frère, il le changera en Cendrars. Nouvelle naissance, pseudonymie.
Le 28 septembre 1915 : jour où Frédéric Sauser perdit sa main droite lors d’une attaque sur le front, en Champagne, événement central s’il en fut, j’y reviens tout de suite.
Le 28 juin ou juillet 1917, il écrit Les Armoires chinoises, texte de rédemption à la fois pour la mort d’Hélène et pour sa « main coupée ».
Cendrars en 1916

L’événement majeur qui m’occupe aujourd’hui est survenu il y a exactement un siècle jour pour jour et qui allait changer la vie de l’écrivain Blaise Cendrars. Vers 15h30, lors d’une attaque en Champagne, au lieu dit de la Ferme Navarrin, secteur de Souain, devant la tranchée de la Kultur ( !!!), sa main est déchiquetée par une balle explosive de mitrailleuse allemande. Il sera évacué à l’évêché Sainte-Croix de Châlons-sur-Marne, où il sera amputé. Ces péripéties, sa lente convalescence, il les raconte en divers endroits, notamment La main coupée, L’homme foudroyé, J’ai tué et J’ai saigné, ces deux derniers textes repris en un volume, chez Zoé. 


Textes d’une rare puissance, une évocation crue, où l’auteur sait en même temps manier l’art de l’ellipse. Dans cette magnifique section « Dans le silence de la nuit » de L’homme foudroyé, il raconte à la fois la plus grande peur de sa vie, et la mort des autres, telle celle, spectaculaire, du beau gosse van Lees qui « devait subir la mort la plus effroyable qu’il m’ait été donné d’observer sur un champ de bataille. En effet, comme nous partions à l’assaut, il fut emporté par un obus et j’ai vu, j’ai vu de mes yeux qui le suivaient en l’air, j’ai vu ce beau légionnaire être violé, fripé, sucé et j’ai vu son pantalon ensanglanté retomber vide sur le sol, alors que l’épouvantable cri de douleur que poussait cet homme assassiné en l’air par une goule invisible dans sa nuée jaune retentissait plus formidable que l’explosion même de l’obus, et j’ai entendu ce cri qui durait encore alors que le corps volatilisé depuis un bon moment n’existait déjà plus. » C’était à la ferme Navarin. Et cet autre, Faval, qui se pend à ses basques, pressentant sa mort, crevant littéralement de trouille. « Quand il tomba, frappé d’une balle entre les deux yeux, je dus couper un pan de ma capote pour me libérer de son poids mort et continuer d’avancer. Il ne m’avait pas lâché. »
Cendrars raconte. Tout, ou presque : il omet de narrer sa propre blessure. Il racontera l’avant et l’après, mais pas l’événement lui-même.
Notons que J’ai tué, terminé à Nice le 3 avril 1918, en pleine guerre, est publié peu avant la fin de celle-ci. Tout comme l’avait été un autre réquisitoire contre l’absurdité anéantissante du conflit : La Guerre au Luxembourg publié en décembre 1916, chez Niestlé, illustré par Moïse Kisling, tous deux camarades soldats à la ferme Navarin.


Difficile de lire sans frissonner les dernières lignes de J’ai tué : « Et voilà qu’aujourd’hui j’ai le couteau à la main. L’eustache de Bonnot. "Vive l’humanité !" Je palpe une froide vérité sommée d’une lame tranchante. J’ai raison. Mon jeune passé sportif saura suffire. Me voici les nerfs tendus, les muscles bandés prêt à bondir dans la réalité. […] Je vais braver l’homme. Mon semblable. Un singe. Œil pour œil, dent pour dent. À nous deux maintenant. À coups de poing, à coups de couteau. Sans merci. Je saute sur mon antagoniste. Je lui porte un coup terrible. La tête est presque décollée. J’ai tué le Boche. J’ai été plus vif et plus rapide que lui. Plus direct. J’ai frappé le premier. J’ai le sens de la réalité, moi, poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre. »
Précisons que Cendrars est un anarchiste qui a peut-être fréquenté Raymond-la-science dans ce café de la rue Cujas rebaptisé « Bar des faux-monnayeurs ». L’histoire de la Bande à Bonnot est fraîche dans toutes les mémoires : sa fin tragique date de 1912… L’État lui remet un outil de meurtre, ici légalisé. Interdit pour Bonnot, légal pour le légionnaire.


Je ne saurai que trop vous recommander la lecture de ce petit volume chez Zoé, J’ai tué suivi de J’ai saigné, ainsi que le très étonnant Les armoires chinoises, posthume réédité chez Fata Morgana. Livre resté dans les archives de Cendrars et, fait rarissime, jamais mentionné par lui, le spécialiste des livres annoncés, réalisés ou non. Texte de la rédemption, donc, où le phénix renaît des cendres d’Hélène, où sa blessure, son amputation devient une chance. Eh, oui, c’est osé, mais la postface de Claude Leroy est éclairante : « Le récit est resté secret parce qu’il touche au plus intime secret de Cendrars. Il le confie ici comme il ne le fera plus jamais par la suite : l’amputation aura été sa chance d’homme et sa chance de poète. Un tel aveu touche à ce que Bataille nommera l’impossible ». Leroy cite une phrase du texte puis le commente : « "et comme l’armoire était truquée, en pressant un ressort, elle fit agir une lame qui coupa les mains au poète enthousiasmé." Chute stupéfiante, et qu’il faut relire plusieurs fois dans l’incrédulité avant de se rendre à l’inadmissible. Aussi égarante qu’elle puisse apparaître, la syntaxe oblige : c’est bien la coupure de ses mains qui provoque l’enthousiasme du poète. »
Où l’on découvre que l’amputation est un vieux phantasme de Cendrars, obsédé par les mains. Voyez ces courts textes et extraits écrits de l’une ou de l’autre main, dans ce joli volume (illustré par Jean-Gilles Badaire). Ainsi de cette idée d’un théâtre où les masques seraient des mains. Ainsi d’Orion :


C’est mon étoile
Elle a la forme d’une main
C’est ma main montée au ciel
Durant toute la guerre je voyais Orion par un créneau
Quand les Zeppelins venaient bombarder Paris
     ils venaient toujours d’Orion
Aujourd’hui je l’ai au-dessus de ma tête
Le grand mât perce la paume de cette main
     qui doit souffrir
Comma ma main coupée me fait souffrir
percée comme elle l’est par un dard continuel



OR, 28 septembre 2015

lundi 25 mai 2015

Bonnard et Vernonnet : Ma Roulotte



De passage du côté de Giverny, nous avons poussé à peine plus loin, à Vernonnet, cet ancien village rattaché à Vernon, où Pierre Bonnard a vécu et peint si longtemps.

C’est en 1910, l’année qui suit sa première visite à Monet, que Bonnard loue cette maison qui appartient aux héritiers du peintre Delpy, qui vient de mourir. Deux ans plus tard, se trouvant en fond, Bonnard achète la maison. Elle lui procure une base de travail et d’observation sous les ciels si changeants de Normandie, à une poignée de kilomètres du Maître de Giverny qui lui rend fréquemment visite ou, plus souvent encore, lui envoie un mot l’enjoignant à venir dès que possible. Ce que fait Bonnard qui, depuis 1911, possède une voiture, une Renault, qu’il aime conduire à vive allure. En quelques minutes à peine, il se trouve auprès de son aîné qui lui demande son avis sur le travail en cours, notamment dans les années qui suivront, durant la sublime et exténuante expérience de la série des nymphéas. Le lecteur curieux lira avec profit l’excellent ouvrage d’Alexandre Duval-Stalla (bien qu’il passe sous silence le rôle discret, mais ô combien précieux pour Monet, de Bonnard. Il faut croire que cette histoire est peu connue…).

"Ma Roulotte", en arrivant de Giverny


C’est dans cette maison que Bonnard a peint de nombreux nus de Marthe, notamment une série au tub, et l’a prise en photo. C’est là qu’ils ont peut-être vécu cette expérience de ménage à trois ; en tout cas, ici Lucienne comme Renée de Monchaty ont été peintes plusieurs fois.












 Les vues sur la Seine également, ainsi que le jardin, les arbres, la terrasse, la balustrade blanche…

La maison et la fameuse balustrade blanche...
Marthe et Pierre Bonnard

La balustrade

Grande émotion, donc, d’entrer dans cette maison où le peintre a tant, et si intensément vécu. En arrivant, nous voyons d’abord l’auberge où ils menaient leurs invités dîner. De là aussi ils faisaient venir leurs plats ; on me dit que des deux serveuses, seule l’aînée était autorisée à les livrer, Marthe étant toujours nue…

Merci donc à Bertrand et Danièle de nous avoir ouvert aussi chaleureusement leur porte. Nous n’étions d’ailleurs pas seuls : une jeune artiste allemande, résidant depuis peu à Vernon et passionnée de Bonnard, s’y trouvait déjà avec une amie. Je crois que des projets se préparent… Ce couple charmant et passionné ouvre d’ailleurs régulièrement les portes de leur maison afin que les amateurs et artistes aient droit, eux aussi, à un parfum de Bonnard… Leur bibliothèque est bien fournie et ils connaissent très bien l’histoire de leur glorieux prédécesseur.
Danièle
Bertrand


Très curieuse impression de se trouver dans cet intérieur, bien qu’il ait beaucoup changé. Le rez-de-chaussée, qui se trouve être l’étage par rapport au niveau du jardin (un dénivelé moindre que celui du Bateau-Lavoir, mais la notion d’étage varie selon la position que l’on occupe), qui était celui des chambres, est maintenant un vaste séjour, éclairé davantage encore par des portes-fenêtres. Une aile nouvelle, étroite, a été ajoutée au bâtiment ancien.

L'ancienne salle à manger aujourd'hui
Au rez-de-jardin, ce sont maintenant des chambres, là où était la fameuse salle à manger rouge, où Marthe est peinte à la fenêtre, penchée vers l’intérieur. La pièce est maintenant plus claire, mais Danièle a posé sur le lit, dans le bon axe, un livre ouvert sur la reproduction de la Salle à manger à la campagne (1913). 

Bonnard, Salle à manger à la campagne (1913)


Dans la nouvelle aile, une salle de bains avec les carreaux du Cannet, une baignoire à l’ancienne… Tout est neuf, bien sûr, il ne s’agit pas de fétichiser, mais d’évoquer la présence de Bonnard et Marthe. Il en va de même pour un petit tub ancien, mais qui n'est évidemment pas celui de Marthe, mais le clin d'œil est joli...



À l’extérieur, le jardin a toujours sa magie d’antan. Les arbres ont poussé, la nature fait son travail.
Luxuriance des verts, des éclaboussures bleues…





Et ce bras de Seine qui semble éternel…










Danièle et Bertrand ont aussi créé une association qui a fait venir par voie fluviale, de Nevers, un magnifique bateau-atelier, à l’instar de celui de l’ancien voisin, Monet… http://vernon-visite.org/rf3/bonnard2.shtml


Le bateau-atelier

Émouvant d’imaginer, ici, Bonnard donnant la main à sa compagne pour monter dans leur petit bateau. 


























Bateau qu’il descendait au moyen du rail que vous voyez ici, toujours présent, 
à l’aide de ce chariot
 (c’est bien le même, resté sur place). 









Dans la remise, on voit encore l’encoche dans laquelle l’artiste encastrait son bateau.


Puis visite aux voisins, une artiste charmante, son compagnon qui nous raconte quelques anecdotes (dont celle de l’auberge).
Tout, ici, est ravissant, chaleureux, convivial.

Nous reviendrons…

Mais en attendant, prochaine activité sur Bonnard, jardins secrets à la librairie La Belle Lurette, jeudi 11 juin (vers 19h30 ?)

Et pour Montmartre, les lieux de légende, présentation à la librairie La Lucarne des écrivains mercredi 27 mai à 19h30.


Prochaine promenade à partir de la librairie L'Atelier 9, samedi 30 mai à 15h. C'est gratuit, mais inscription obligatoire sur le site de Parigramme ou à l'adresse suivante : 

Deux autres suivront, détails à suivre !


lundi 6 avril 2015

Bonnard, effets de miroir

Le spectateur pressé peut passer devant les Bonnard en les trouvant beaux, jolis, ou même parfois banals. Il faut un peu de temps, et surtout, bien regarder pour voir surgir d'étranges petits détails, des perspectives étonnantes, des présences qui interrogent. Car Bonnard, comme vous le verrez ici ou dans mon petit Bonnard, jardins secrets, code sa vie dans sa peinture. Et l'une de ses façons de coder est l'usage particulier qu'il fait des miroirs.



Dans La Table de toilette (1908), le spectateur voit cette petite table surmontée d’un miroir dans lequel on voit le corps nu de Marthe, occupée à sa toilette. En fait, on n’en voit qu’une partie : à partir du genou gauche en montant, jusqu’au cou. Même si cela n’a sans doute rien à voir, je ne peux m’empêcher de songer que c’est aussi la partie montrée dans L’Origine du monde de Courbet, ici moins frontale, verticale et difractée par la réflexion. Comme un « soleil cou coupé » (mais « Zone » d’Apollinaire sortira cinq ans plus tard), le mouvement est donné par le bras doit levé. 
Où est le peintre ? Où sommes-nous dans cette pièce ? Invisibles, quelque part entre son corps et sa réflexion. Il y aurait beaucoup à dire sur la position du peintre, et celle du spectateur, c’est-à-dire du point de vue chez Bonnard. Je tâcherai d’y revenir.

C’est cette même année 1908 et dans cette même salle d’eau (à Paris, rue de Douai ? Ou à la maison de Vernouillet, dans les Yvelines, qu’il loue quelques années ?) qu’il peint cette splendeur qu’est le Nu à contre-jour.
Nu à contre-jour, 1908

Outre la luxuriance des couleurs, où tout, de la cambrure de son corps aux motifs en arabesques du décor, se contorsionne sous la volupté de la chaleur lumineuse, on remarque le miroir au-dessus de la table de toilette. Même découpage du corps dans le reflet, sous un angle différent. Marthe est à la même distance que l’autre fois, mais à côté : dans le tableau précédent, elle était logiquement dans le tub alors invisible, éponge ou gant de toilette à la main. Maintenant, la toilette est finie et elle se parfume. Cependant, approchez-vous, regardez bien le reflet dans le miroir. Le bas gauche de Marthe soutient son sein, on ne voit pas l’autre main. Ou plutôt si : la bouteille de parfum est hors-cadre, mais regardez bien l’étrange tache au niveau du sexe de Marthe : ne dirait-on pas sa main droite qui vient cacher ce sexe ? Quelle est donc cette étrange pudeur, alors que le peintre n’hésite pas à le montrer par ailleurs, notamment dans la peinture précédente ? Ou alors, quelle est cette main autre, fantomatique, qui s’invite ici ? Est-ce la main de l’invisible Bonnard ? D’une autre femme ? Du double de Marthe ?
La glace au cabinet de toilette, 1908

Dans d’autres peintures, qui ne sont malheureusement pas à cette exposition (déjà fort riche), on voit une autre femme nue dans la même salle de toilette, en même temps que Marthe. Ainsi, dans La glace du cabinet de toilette 1908 où l’on voit, toujours dans la même pièce, Marthe buvant une tasse de thé, tournée vers le miroir, regardant une autre femme, se laver dans le tub, nue bien sûr. Où regarde-t-elle vraiment ? Dans le miroir ? Ou directement cette femme pulpeuse, dos au miroir et donc face à Marthe ? Quel est le sens de ce face à face ?
Le miroir de la chambre verte, 1909

Et cet autre tableau, Le miroir de la chambre verte (qui vaut bien le mystère de la chambre jaune…), daté de l’année suivante, se situe dans le même décor. Cette fois, la femme nue au tub, bras gauche relevé, se frotte de la main droite et fait face à la glace tandis que Marthe, à sa droite, vêtue d’un peignoir blanc échancré, ne la regarde pas, mais se trouve entre la baigneuse et le miroir.

Que fait donc Marthe en compagnie d’une femme nue faisant sa toilette ? S’agit-il d’un pur fantasme de Bonnard ? On ne peut affirmer que le peintre soit particulièrement friand de peinture onirique, mais plutôt un chantre du quotidien, du plus proche, de ce qu’il voit en un éclair et sait rendre en prenant le temps qu’il faut.
Bref, tout se passe comme si ces tableaux rendaient compte d’une configuration intime dépassant le simple couple. Certes, les hypothèses d’un ménage à trois concerne une période un peu postérieure, Bonnard rencontrant Lucienne Dupuy de Frenelle puis Renée Montchaty en 1916. Elles furent toutes deux ses maîtresses ; Lucienne demeurant une amie du couple par la suite (on voit une photo de 1920 où elle marche au centre du couple Bonnard, les trois riant).
La cheminée, 1916


C’est elle que l’on voit, plantureuse, sculpturale, devant la cheminée du salon. On peut s’étonner, ou non, de ce que fait une jeune femme nue dans le salon de ses amis. Le bras relevé accentuant la verticale et remonte sa poitrine corpulente, et son regard aussi s’élève vers un point indéterminé, hors cadre. Derrière elle, visible dans le miroir une figure de Maurice Denis. Il s’agit d’une femme mince, allongée, dont la tête surgit en une brusque verticale, brisant la ligne. Un appel à aller s’allonger ? Un rappel de la présence de l’autre femme, Marthe, veillant ?
Derrière elle, son dos apparaît dans un autre miroir. Lucienne, entre deux reflets, le peintre-spectateur invisible, mais une femme planant au-dessus de sa tête.
Renée, elle, se suicidera dans les semaines qui suivront le mariage de Pierre et Marthe, en 1925). Mais c'est une autre histoire, j'y reviendrai ultérieurement.
Harmonie jaune, 1934

Mais faisons un saut dans le temps. Hiver 1934. Bonnard peint cet étonnant Nu de dos à la toilette, connu aussi sous deux autres noms, dont Harmonie jaune, que je préfère. La femme que l’on voit de dos, vraisemblablement Marthe, ne ressemble en rien à sa réflexion dans le miroir. Le modèle est penché, les bras recroquevillés sur sa poitrine, alors que la réflexion propose encore un buste à la Courbet, opulent et offert, triomphant, bras complètement absents de la scène. Qui vient donc ici se substituer à l’image de Marthe ? Quel est donc ce fantôme charnel qui apparaît ainsi ?

Notons aussi comment le corps a tendance à se diluer dans l’espace et la couleur, phénomène qui s’accentuera encore chez Bonnard.

Revenons un peu en arrière, en 1928. Bonnard a déjà peint pour son ami Georges Besson La Place de Clichy en 1912 ; celui-ci, pour son vaste intérieur parisien, lui passe command d’un second tableau pour faire pendant au premier. Bonnard choisit un autre café de la même place, Le Petit Poucet. 

Le café « Au Petit Poucet », place Clichy, 1928

La question est de savoir ce que l’on voit par réflexion ou ce que l’on voit « directement »… Est-ce la terrasse que l’on voit de l’intérieur, lui-même saisit par le miroir à gauche, ou au contraire la trouée vers la salle qui est directe et la terrasse réfléchie ? Pas si simple, léger labyrinthe auquel nous sommes souvent exposés dans certains bistrots parisiens, les jeux de miroir agrandissant l’espace, le peuplant autrement, changeant les perspectives…
La porte-fenêtre ou Matinée au Cannet, 1932

Et puis enfin, cette Matinée au Cannet de 1932, intitulée aussi La Porte-fenêtre. Marthe, à droite, au premier plan, s’active avec un bol et un mortier. Blonde (elle aimait à changer de couleur de cheveux et de styles de vêtements), joli visage apaisé. Il est assez rare de voir à peu près nettement le visage de Marthe ; ici, bien qu’en contre-jour, on le distingue bien. Au fond, la porte-fenêtre qui donne sur un paysage du Cannet. Bonnard est l’un des rares peintres à traiter avec la même intensité l’intérieur et l’extérieur en même temps. À droite, dans le miroir, Bonnard observant Marthe, peut-être en train de la peindre. L’espace s’ouvre devant avec la porte-fenêtre, tout comme il s’ouvre à l’arrière grâce au miroir. Le paysage, Marthe, l’intérieur, l’intimité, et lui s’inscrivant dans ces motifs infinis. « Artifices pour mettre de l’unité entre plusieurs champs visuels (L’artiste était là). » Pierre Bonnard, Observations sur la peinture. Vous voulez en savoir plus ? La suite ici bientôt, ou à la librairie L'Arbre à Lettres du 14e, en présence du préfacier des Observations..., Alain Lévêque.




jeudi 2 avril 2015

Quelques notes sur l'exposition Bonnard


Quelques notes sur l’exposition Bonnard.
Dire d’abord l’éblouissement de cette douce explosion de couleurs, cette danse de la lumière, cette sensualité qui émane de partout, sans vulgarité, avec une singulière forme de pudeur, qui n’appartient qu’à lui. Parfois, c’est plus torride, voyez L’Indolente :


Marthe, allongée sur le dos et sur le lit, nue, cachant ses seins avec sa main et son bras gauche, mais son sexe est offert, les jambes écartées dont l’une repliée, le gros doigt de pied recourbé sur la cuisse droite. Se gratte-t-elle ? Est-elle crispée ? Surprise par le regard de son amant ? Ou, au contraire, impatiente ? L’indolente me semble réunir quelques paradoxes ou ambigüités…
Et, comme souvent chez Bonnard, une part de mystère : quel est donc cet intrigant petit nuage qui ne voile rien, au-dessus de sa cheville gauche ? Serait-ce un rappel de la pipe posée sur la table de chevet, là-bas, au fond ? Et ces formes étranges sur le lit, cartographies du désir, continents troubles.
Ce tableau de 1899 est le pendant du magnifique La Sieste (1900), malheureusement absent de cette expo.


Dans un autre ordre d’idées, L’Omnibus éclabousse la salle de sa lumière dorée. L’élégante parisienne, penchée sur quelque question qui la taraude, est, pour cet instant au moins — et pour nous pour l’éternité — le centre du monde. Mieux que Louis XIV, elle rayonne vraiment, cette roue ne tourne que pour elle, par elle. On entend le fracas de cet omnibus qui fonce vers Alésia ; cette passante sort tout droit des Fleurs du mal et Bonnard est volontiers cet extravagant voyeur, pas si crispé que celui du poème.


Forte émotion, aussi, devant L'Amandier en fleur, son tout dernier tableau. C'est en effet une toile sur laquelle il a travaillé de longs mois. Sur son lit de mort, il fait venir son neveu, lui demande de lui montrer la toile. Quelque chose, selon lui, ne fonctionne pas dans l'harmonie des couleurs. Il prie alors son neveu d'ajouter du jaune sur la zone alors verte, en bas à gauche du tableau. Y touche-t-il lui-même ? C'est possible. Du jaune, la couleur qu'il préfère au fur et à mesure qu'il mûrit. « On ne met jamais assez de jaune », confie-t-il à un ami. Le jaune et ses nuances, des jaunes de Naples, à  l'or en passant par les cadmiums. Ses paysages et ses intérieurs (mais Bonnard a l'art singulier, qu'il ne partage à ce point qu'avec Matisse, de mettre sur le même plan l'intérieur et l'extérieur dans un même tableau) irradient de cette couleur solaire. A preuve, le magnifique Atelier au mimosa, qu'a si bien analysé Alain Jaubert dans son Palette éponyme :

Il s'agit là aussi de l'un de ses tout derniers tableaux. Remarquer en bas à gauche la figure qui apparaît... Marthe, sans doute, elle qui a justement disparu peu avant, en 1942. Je reviendrai sur ces apparitions dans les tableaux. Et très vite aussi sur les jeux de miroir, les fabuleux nus et les baignoires... En attendant, filez à l'expo d'Orsay et venez le mercredi 8 avril à la librairie !

lundi 30 mars 2015

Soirées Bonnard et Montmartre, les lieux de légende

Tout d’abord, un grand merci à ceux qui sont venus à la librairie L’Art de la joie vendredi dernier. C’était très sympa et chaleureux, j’étais ravi de vous y voir. Pour les autres, il y aura d’autres possibilités, si le cœur vous en dit… Tout d’abord le mercredi 8 avril à L’Arbre à Lettres du XIVe où nous saluerons la parution des Observations sur la peinture de Bonnard.



Puis, le jeudi 21 mai, à la Librairie d’Odessa, 20 rue d’Odessa 75014 Paris (horaire à définir, mais ce devrait être vers 19h… Puis le jeudi 11 juin à la librairie La Belle Lurette, 26 rue Saint-Antoine 75004. Puis peut-être à L’Œil écoute, boulevard du Montparnasse, voire à Comme un roman, dans le Marais, tractations en cours !

Entretemps, mon livre Montmartre, les lieux de légende sera sorti… Parution prévue le 15 mai. Les promenades débuteront le samedi 23 mai à la librairie des Abbesses, chez Marie-Rose Guarnieri (mon ancienne directrice ! belle fidélité, non ?), puis le samedi 30 à l’Atelier 9 rue des Martyrs, le dimanche 14 à L’Attrape-cœur et enfin le samedi 20 juin à partir de la Librairie de Paris, place Clichy. Inscription obligatoire, renseignements à suivre sur le site des Editions Parigramme.

En avant première, pour vous, la couverture :



Par ailleurs, enfin vu l’exposition Bonnard du Musée d’Orsay ! Une merveille… Aux œuvres connues s’ajoutent des tableaux beaucoup plus rares, comme cette salle de bain provenant d’une collection privée, dont je n’ai pas le souvenir de l’avoir vue en reproduction auparavant…



Et puis la sublime :



Beaucoup de choses à dire, que je vais essayer de tailler en petites tranches de blog, à partir de demain, j’espère… Mais en attendant, allez-y, c'est une explosion de lumière, de couleurs, de joie qui n'ignore pas la corde grave...

dimanche 15 mars 2015

Bonnard, jardins secrets

J’ai le grand plaisir de vous annoncer que mon Bonnard, jardins secrets vient de paraître aux Éditions de La Table Ronde, en format poche, collection « Petite vermillon ».


Je vous livre ici le prière d’insérer :
Pierre Bonnard (1867-1947) a été le témoin de toutes les avant-gardes, des nabis aux surréalistes, en passant par les fauves et La Revue blanche ; il a tout vu, participé parfois, sans jamais se laisser assujettir. Il invente sa liberté, dans sa vie comme dans son travail. Être de la sensation, sa peinture est une explosion de couleurs. Sur le motif, il saisit tout en un éclair et retourne peindre de mémoire à l’atelier, ce qu’il est l’un des rares à savoir faire. Scènes de rue, portraits, paysages, et des nus, des centaines de nus. Dans un même tableau, il sait mettre en scène l’intime intérieur et la luxuriance du jardin.
Profondément libre, non conformiste, mais dénué d’arrogance, cet homme d’allure austère est un ami de Jarry : il chante la « Chanson du décervelage » et lui confectionne des pantins pour son théâtre. Alors que ses toiles se vendent bien, cet artiste d’origine bourgeoise les laisse partir à moindre prix et mène une existence modeste.
Mais le plus singulier chez ce peintre de la féminité est son rapport aux femmes : la troublante Misia, l’énigmatique Renée, et la très mystérieuse Marthe, la compagne de sa vie, qu’il photographie et peint inlassablement, nue, comme pour dévoiler ce qu’elle lui cache. Et sa peinture, aussi sensuelle, aussi apparemment simple soit-elle, s’avère travaillée de jeux de miroirs et de perspectives renversées, de part en part codée.

 
Marthe dessinée par Bonnard dans un de ses agendas

Le livre est accompagné d’un joli cahier photo, où l’on voit l’artiste au travail, ou en compagnie de Ker-Xavier Roussel à Venise (photo prise par Vuillard lors de leur voyage dans la Sérénissime), des dessins (notamment un très joli de Marthe, sa femme) et une superbe photo du mur de l’atelier  par Brassaï, mise en scène quotidienne de la constellation qui anime le peintre… J’y reviendrai bientôt.


L’exposition Pierre Bonnard. Peindre l’Arcadie s’ouvre mardi 17 mars pour se clore le 19 juillet prochain.

Marthe dessinée par Bonnard, coll. particulière


Pour ma part, mes consœurs Florence Lorrain et Virginie me font l’amitié de m’inviter à leur librairie L’Art de la joie
142 rue Saint-Charles 75 015
le vendredi 27 mars à 19h30.
Si le cœur vous en dit, j’aurai la joie de vous y retrouver pour discuter de Bonnard autour d’un verre.



Pour celles ou ceux qui ne connaissent pas encore cette librairie, vous trouverez plus bas un petit plan.
Je vous tiens au courant sous peu des autres manifestations, et à bientôt !