jeudi 26 juin 2014

Jim Fergus sur Chrysis, le film

Vous avez peut-être déjà lu mon petit rapport sur la rencontre à L'Arbre à Lettres, le 12 juin dernier, de Jim Fergus avec ses lecteurs à propos de Chrysis, cette artiste de Montparnasse, affranchie et talentueuse. Jérôme Noël était présent, fidèle, et a filmé pour vous quelques moments de cette très belle soirée.
Pour voir le film de Jérôme Noël sur Jim Fergus à L'Arbre à Lettres
https://www.youtube.com/watch?v=LE0ImymMuK0

samedi 14 juin 2014

Une soirée avec Jim Fergus... et Chrysis

Jeudi 12 juin à 19h.  
Nous avons eu l'honneur de recevoir à L'Arbre à Lettres Boulard l'écrivain américain Jim Fergus. L'auteur a connu, en France comme aux Etats-Unis, un grand succès avec Mille femmes blanches. Quelques autres livres ont suivi, dont La fille sauvage, Espaces sauvages, ou encore Marie Blanche. (Je donne les références en Pocket, mais les formats brochés sont au Cherche-Midi.) L'année dernière, il faisait paraître en France, avant même les Etats-Unis, un beau roman sur une jeune femme et artiste de Montparnasse. Aujourd'hui, elle est un peu oubliée, mais ce livre fait beaucoup pour réhabiliter sa mémoire et son art. 
La couverture du livre avec une photo de Gabrielle, adolescente, sur la plage.

Gabrielle Jungbluth est née le 23 janvier 1907 à Boulogne-sur-Mer. Son père est militaire. Gradé. Il fait la guerre de 14 et lui en raconte parfois quelques souvenirs, dont celui de ce cow-boy messager croisé une fois, vers la fin du conflit. Par la suite, le dimanche, il va peindre sur le motif des paysages tranquilles. Gabrielle l'accompagne et prend goût à la peinture. Elle veut peindre, aller à Paris et s'affranchir.

Son nom d'artiste, Chrysis, elle le choisit dans un roman de Pierre Louÿs alors très à la mode, bien que conféré le plus souvent au second rayon, Aphrodite. C'est dans la bibliothèque de son père, derrière les livres présentables, qu'elle trouve ce livre et, à l'intérieur, le nom de ce personnage. Ce faisant, elle sait que son père, comprenant le secret, ne pourra s'offusquer de son nom d'artiste, sauf à révéler à sa femme qu'il connaît bien ce livre...
La façade extérieure du 14, Boulevard Edgar Quinet

Ses parents acceptent qu'elle parte à Paris, mais en pension. Rapidement, elle prend goût à l'ambiance de Montparnasse, au goût de liberté et d'invention qui flotte dans cet air cosmopolite. Puis eux-mêmes décident de passer une partie de l'année à Paris, et louent un appartement au 14, boulevard Edgar Quinet et, en plus, un atelier détaché de l'appartement, à la même adresse. Chrysis s'inscrit aux Beaux-Arts dans l'atelier d'Humbert, le seul qui donne des cours à des filles et des jeunes femmes dans cette noble institution. Les rapports entre la nouvelle venue et le vieux maître ne sont pas sans conflits, mais teintés de respects, puis d'admiration. Le maître en a vu d'autres, Braque notamment.
L'appartement de la famille Jungbluth dans la cour du 14

Petit à petit, apprenant son artisanat, puis son art, Chrysis s'émancipe des règles. Elle rêve alors d'un art convulsif qui dirait la vérité des corps. Notamment dans l'acte sexuel. Depuis qu'elle a goûté à la volupté charnelle, grâce à un ami poète initiateur, Chrysis comprend que se joue là une partie fondamentale de nos vies. Elle veut peindre sur ce motif et, avec le poète, fréquente une maison close de la rue Blondel où elle peut observer le commerce sexuel et son théâtre. Là, un soir, elle rencontre Pascin. La rencontre, si elle est un peu tendue au départ par l'insolence de la jeune femme, vire vite à la complicité. Il est vrai que le style de dessin de la véritable Chrysis Jungbluth n'est pas toujours sans rappeler le Prince des trois Monts (Parnasse, Martre et Vénus), tant dans les thèmes que dans le dessin.
L'atelier probable de Chrysis, avec Jim Fergus comme hôte, dans l'encadreur de la porte

Dans ce bordel, elle rencontre ce cow-boy souvent aperçu à Montparnasse et dont lui avait parlé son père (elle fera le lien à ce moment). Déjà, il l'intriguait ; ils tombent amoureux. Je ne vous raconte pas la suite, ça vaut la peine d'être lu : tout Montparnasse défile, personnages comme lieux. Juste à vous dire que le tableau central est L'Orgie, reproduit en fin de volume. Tous les personnages qui y figurent prennent une place plus ou moins active, plus ou moins importante dans le roman. Vous comprendrez en le lisant.
Orgie, de Chrysis (1925)

Mais pourquoi tout cela ? Il faut savoir que lors d'un voyage en France, à Nice plus précisément, Jim Fergus et sa femme, alors déjà malade, ont vu ce tableau. Sa femme a immédiatement été séduite par la toile. De retour aux Etats-Unis, Jim Fergus, devant l'intérêt continu de sa femme pour ce tableau, décide de le lui offrir. Celle-ci, ravie, décide qu'il ira à sa fille après sa mort. Pourquoi ? Pour initier sa fille aux partouzes ? Pas du tout. Sa femme a toujours eu honte de son corps et a vu dans ce tableau des femme qui s'exhibaient sans honte, en toute franchise et générosité, prête au plaisir : à donner comme à recevoir. Ce qui énerve et énervera toujours la pudibonderie de tout poil : mieux vaut des morts, de la violence, du sang, du massacre, que des gens qui jouissent loyalement de leur corps et de celui d'autres consentant. 
Jim Fergus devant L'Orgie

Ce qui fut fait après son décès. Jim Fergus a aussi raconté d'autres anecdotes, liées au mémoire soutenue par la fille de sa femme, qui valent leur pesant de toile...
Un atelier du 14 et une sculpture qui serait de Rosso Rossi, qui a travaillé ici

Pour en savoir plus sur la vie de cette femme étonnante, affranchie, libre, courageuse, talentueuse, jetez-vous sur ce livre.
Jim Fergus signant

Je remercie toutes celle et tous ceux qui sont venus à cette soirée ; eux savent qu'à côté du marché, en marge du murmure assourdissant et ankylosant de l'actualisme éphémère, ont lieu des soirées qui, sans être de l'ordre de l'orgie de Chrysis, ont le mérite de faire passer le frémissement des corps libres, de transmettre le verbe qui transforme, la peinture qui n'est pas une image, le vrai goût du passage du Temps.
Public (féminin) captif durant la rencontre
Chacun ou chacune aura pu apprécier la disponibilité, la chaleur et la sympathie de Jim Fergus. A bientôt, donc, Jim, pour de nouvelles rencontres.

mardi 3 juin 2014

Derain, de Bonaparte à Assas avec Léopold Lévy

Continuons avec Derain. Il quitte Montmartre en 1910 pour s’installer rue Bonaparte, au n° 13 (où habitait alors Dunoyer de Segonzac), façon comme une autre de rompre avec l’avant-garde. Ou du moins de prendre ses distances, physiques et esthétiques. Il s’installe donc dans cette maison, juste en face de l’École des Beaux-Arts où il n’est jamais allé et n’a jamais enseigné, malgré l’insistance de l’institution et sa proximité physique : traverser la rue ne semblait un petit pas, mais s’avérait un grand saut pour son idéologie.
Le 13 rue Bonaparte, en face des Beaux-Arts
Le 13 sous un autre angle. Où logeait Derain ? Peut-être tout en haut?

La pendaison de crémaillère fut un grand moment. Fernande Olivier se souvient : « On mangeait beaucoup et bien chez Derain. Nous étions là avec Picasso, Apollinaire, Marie Laurencin, peut-être Max Jacob, mais je ne me souviens pas très bien de lui. » On sait que Fernande Olivier appréciait peu Marie Laurencin ; doit-on la croire lorsqu’elle dit que ce soir-là elle était « grise » (comme au Bateau-Lavoir à la fête en l’honneur du douanier Rousseau), et ne répétait « qu’un seul mot, que Cambronne n’eût pas désavoué » ? Sinon, elle chantait. Il sortirent dans la « silencieuse rue Bonaparte » et y firent « un beau tapage ». Ils traversent alors la Seine. « Je me souviens que Derain, pour démontrer sa force, tordit la rampe du petit escalier du pont des Arts. Nous échouâmes vers trois heures du matin du côté des Halles. Là, tout commença à aller mal. Derain et sa femme se disputèrent. On les laissa seuls et le lendemain ils nous dirent que, conduits par des agents, ils avaient échoué au poste de police de leur quartier : « Outrage aux agents ». » Soirée suivie d’une contravention. Fernande termine par ce joli mot : « Tout cela n’interrompait que peu le travail, qui était plus que jamais la raison de vivre. » Fernande Olivier, Picasso et ses amis (malheureusement indisponible).
J'aime bien ces garages du 13, au clame, atmosphère blanche et verte, très parisienne. 


Sautons un peu dans le temps. Derain s’est lié avec le peintre Léopold Lévy (1882-1966). Celui-ci, né à Paris de père Alsacien qui a choisi la France en 1870, a eu la chance d’avoir Mallarmé comme professeur d’anglais en 1895 au Collège Rollin. Il a vécu un peu à Caen et, à la mort de son père en 1896, il suit sa mère à Lille, pour revenir à Paris l’année suivante à Paris. Il suit différents cours d’art décoratif, puis l’enseignement d’Eugène Grasset, à l’École Guérin rue Vavin. Puis il décide de se consacrer à la peinture. Il est refusé aux Beaux-Arts ? Pas grave, il s’inscrit comme élève libre, ce qui lui donne accès à quelques cours ainsi qu’à la bibliothèque. Il devient l’ami de Linaret,  grand espoir de la peinture en cette fin XIXe (selon Matisse et… Derain !) Avec son ami, il fréquente à partir de 1901 un petit groupe d’artistes et d’écrivains qui se retrouvent au Luxembourg : Matisse, Marquet, Derain, André Salmon, Léon-Paul Fargue.

Léopold Lévy

Le 11 janvier 1908, il se marie avec Marguerite Diebold.
Mobilisé en 14, il part au front. Pour des raisons de santé, on l’envoie à Mâcon où il travaille au cabinet du préfet.
En 1916, il peint Femme assise, un tableau qui fera sensation auprès de Derain, notamment, qui évoquera la singularité de Lévy, évitant l’impressionnisme autant que le cubisme régnant. Il attirera aussi les éloges de Tériade, une dizaine d’années plus tard. Après la guerre, en plus de son ami Derain, il fréquente Friesz et Braque (tiens, trois anciens « fauves », mais aussi Delaunay, Marcoussis, Gromaire ou Segonzac.
Comme tant d’autres, mais un peu plus tardivement peut-être, il découvre la lumière du Midi et celle de l’Italie où il voyage en 1919. Il séjourne à Cassis, La Ciotat, Aix ou Marseille, où naît sa fille Léopolde Lise (de sa maîtresse Amélie Rosine Maquard, qu’il épousera en 1930, après son divorce d’avec Marguerite Diebold). Il aura d’elle un fils, Jean Pierre Camille, en 1933.
Entretemps, André Salmon, toujours sur le coup, écrira une monographie sur le peintre.
En 1936, on lui propose de diriger la section de peinture de l’Académie des Beaux-Arts d’Istanbul. Entre autres amis, Derain lui conseille d’accepter, ce qu’il fait. Avant son départ, il décoré de la Légion d’Honneur. Puis il part, sous-louant son atelier à Derain, à qui il le prêtait souvent. À distance, il envoie deux panneaux à l’Exposition Universelle de 1937, où seront exposés, entre autres, Guernica de Picasso, La Fée électricité de Dufy (que je viens d’aller admirer au Musée d’Arts Modernes de la Ville de Paris : c’est éblouissant de couleurs, de fluorescences, et non dénué d’humour), ou la sculpture de Zadkine que l’on peut voir sur le quai d’Orsay.
Léopold Lévy dans son atelier de la rue d'Assas

La date de son installation rue d’Assas est incertaine. Ce qui est sûr, c’est qu’il y est déjà dans les années trente lorsqu’il le prêtait régulièrement à Derain et lorsqu’il lui a sous-loué pendant son déplacement en Turquie. Derain, dès 1935, s’était installé à Chambourcy, mais ce lieu lui servait maintenant de pied-à-terre et d’atelier parisien. En 1940, Derain et sa famille fuient l’armée allemande, d’abord en Normandie, puis en Charente et en Ariège, rejoignant Braque et sa femme Marcelle. Pendant ce temps, les Allemands pillent sa maison de Chambourcy.
Le 112, rue d'Assas. En haut, l'atelier.


C’est dans cet atelier qu’il travaillera durant une bonne partie de la guerre. Guerre qui ne fut pas sans conséquences pour lui, avec ce funeste voyage en Allemagne en 1941, sur lequel j’essaierai de revenir un de ces jours.
L'atelier, grande verrière plein nord : même lorsqu'il fait gris comme ce jour-ci, la lumière baigne...