lundi 15 août 2016

Centenaire du 12 août 1916

Le samedi 12 août 1916, Cocteau se rend à Montparnasse où il a rendez-vous avec Picasso, muni de l’appareil photo Kodak de sa mère. On peut penser qu’il avait le sentiment que cette journée pouvait être historique pour se munir ainsi d’un appareil photo…

Peut-être s’agit-il du jour où il propose au peintre de créer les décors et costumes du ballet qu’il a en projet, Parade ? C’est ce que pense Billy Klüver, auteur du magnifique Un jour avec Picasso. 21 photographies de Jean Cocteau. Et c’est aussi ce que nous pensons, mais amis et moi. Cocteau se souvient : « À Montparnasse, en 1916, l’herbe sortait encore entre les pavés… Les marchands de légumes y poussaient leurs petites voitures. On palabrait au milieu de la rue. C’est au milieu de la rue, entre la Rotonde et le Dôme, que je demandais à Picasso de faire Parade. »


Maquette pour le costume du prestidigitateur  chinois dans parade 1917 - 1917
Un costume de Parade par Picasso
Le maître réserve sa réponse quelques jours, puis, le 24 août, Cocteau et Satie écrivent une carte postale à Valentine Gross (chez qui le projet était né) : « Picasso fait Parade avec nous. »


Parade, commande de Diaghilev, argument de Cocteau, musique d’Erik Satie, décors et costumes de Picasso. C’est un tournant à plusieurs titres. Cocteau, élargissant ainsi son rayonnement au-delà de ses cercles mondains, intègre la véritable avant-garde. Pour Satie, il s’agit d’une forme de consécration. Et pour Picasso, un moyen de passer à autre chose tant sur le plan personnel (il fait encore le deuil d’Eva) qu’esthétique en élargissant ainsi sa pratique. Picasso assouvit ainsi sa passion du cirque (familier de Médrano) : le nom même de « parade » renvoie à la série de numéros qu’exécutent les gens du cirque à l’extérieur de l’enceinte pour attirer les badauds sous le chapiteau. Il lui permet aussi de fondre en quelque sorte son cubisme, ses collages (invention encore fraîche) au mouvement de la danse. C’est pour connaître la troupe de Diaghilev et étudier les mouvements des danseurs et danseuses que Picasso se rend à Rome, où il  rencontrera la danseuse Olga, qui deviendra sa femme. On ne mesure jamais assez la portée de certaines journées…

Ce samedi se situe quelques jours après l’exposition organisée par André Salmon Chaussée d’Antin, chez le couturier Paul Poiret, fameuse notamment parce que c’est la première fois qu’une certaine toile de Picasso, qu’il appelait « Le bordel philosophique » et que pour l’occasion Salmon baptise Les Demoiselles d’Avignon. Plusieurs des personnes qui apparaîtront dans les photographies de cette journée participaient à cette exposition : Moïse Kisling, Amedeo Modigliani, Marie Vassiliev, Ortiz de Zárate, André Salmon et Picasso bien sûr. Serons aussi présent le poète Max Jacob et le collectionneur et marchand d’art, futur auteur de Jules et Jim, Henri-Pierre Roché, qui a notamment présenté Picasso aux Stein.

Quelques semaines plus tard, c’est à quelques pas de là, rue Huyghens, que débutera la série de Lyre et palette, dans l’atelier du peintre Émile Lejeune, organisée par lui et Ortiz de Zárate, qui mêlera peintures, dessins, sculptures, accompagnés de récitals de musique et de poésie. Picasso, Modigliani, Cocteau, Cendrars, Satie qui chapeaute le futur Groupe des Six… Encore un événement d’une infinie richesse, dont je reparlerai plus tard. Notez tout de même que c’est en sortant de Lyre et palette que Zborowski décide de prendre en charge Modigliani, lui assurant une subsistance, atelier, matériel, couvert et modèles afin que l’artiste puisse enfin travailler tranquillement.

Par ailleurs, pendant ce temps, certains grands absents de cette journée à Montparnasse sont sur le front, Apollinaire notamment. Quant à Soutine, où était-il ?

Avec quelques amis, nous avons décidé de fêter dignement cet événement le centenaire de cette journée particulière et documentée.
Nous avons tenu à être présent, exactement un siècle plus tard, avec la même lumière, pour photographier ce qui a changé et ce qui demeure. Pur prétexte, aussi, pour boire du champagne au pied du Monument à Balzac (qui n’y était pas, installé seulement en 1939), à ce carrefour voisin qui s’appelle, le savez-vous seulement ? Place Pablo Picasso !

Minutage
Pour résumer, selon Klüver, Cocteau arrive entre 12h30 et 12h45. Il commence à photographier ses amis Picasso, Max Jacob, Henri-Pierre Roché et Ortiz de Zárate devant la Rotonde. Marie Vassilieff se joint à eux.

Picasso fait signe à Marie Vassilieff


Michael et Neville devant la Rotonde, vers 12h30. On remarque que l'étage ne faisait pas partie
de l'établissement en 1916




Vers 13h, ils vont déjeuner chez Baty, le restaurant d’huîtres et marchand de vin où Apollinaire, entre autres, avait ses habitudes.



Ils en sortent vers 14h15 pour aller prendre un café à La Rotonde où les rejoint Pâquerette, maîtresse de Picasso et modèle chez le couturier Poiret et l’artiste Moïse Kisling qui habite tout près, rue Joseph-Bara.
Ortiz de Zarate, Kisling, Jacob, Picasso et Pâquerette

Les mêmes, Picasso et Pâquerette éclatent de rire

Quelle est donc cette enveloppe que tient Picasso dans
plusieurs de ces photos ?  




Arrivent plus tard Modigliani, souriant, et André Salmon.




Nouvelles séquences de photographies, devant la Rotonde avec des mises en scènes où figurent Jacob et Kisling avec notamment une de ses voitures de légumes qu’évoquait Cocteau, puis plus tard encore (15h30) sur les marches de l’église Notre-Dame-des-Champs. 









Mike devant l'église Notre-Dame-des-Champs



Un peu plus tard encore, devant le bureau des PTT.



Max Jacob lit-il un missel ?



Les photos que nous avons prises (je n'en place que quelques-unes, il y en a une centaine) pourront toujours servir pour qui voudra de témoin, de repère, d’éléments de comparaison sur ce qui était et sur ce qui demeure. Nous tenions surtout à capter cette lumière centenaire, en cette très belle journée de grand soleil : le hasard, dans sa logique bien à lui, a bien voulu nous donner en ce vendredi 16 août 2016 le même grand soleil que le samedi 16 août 1916 à la même heure (oui, l’heure d’été était effective en France depuis le 15 juin 1916 !!!) et la même température (27°).
  Sans respecter jusqu’au fétichisme le déroulé de la journée (nous avons préféré déjeuner à La Rotonde), 
Neville, Michael et Georges en terrasse de La Rotonde

sans vouloir non plus créer une reconstitution parfaite, sans vouloir faire de mise en scène avec personnage, nous avons néanmoins tenu à jouer le jeu d’une fête centenaire, à la fois sérieuse (captations photographiques aux mêmes moments) et ludique. 

Et pour quelques allumés de notre espèce, le souvenir d’une journée festive, prenant prétexte d’un centenaire dont nous sommes bien rares à nous émouvoir, célébrant aussi notre joie d’exister sur cette terre, sur cette place de Montparnasse qui fut bien le centre du monde.


lundi 28 septembre 2015

Cendrars, 28 septembre...


Inutile d’entrer dans quelque délire numérologique (bien que d’éminents écrivains emprisonnés tels que Sade et Casanova devinrent obsédés par les chiffres où ils tentaient d’y déchiffrer, justement, la date de leur libération). Force est toutefois de constater que le 28 est une date qui a souvent joué un rôle déterminant dans la vie de Frédéric Sauser, nom d’état-civil de l’écrivain Blaise Cendrars. En voici quelques-unes : Le 28 juin 1907 (dans le calendrier grégorien) mort d’Hélène (Kleinmann ?), jeune femme avec laquelle il a connu une idylle amoureuse à Saint-Pétersbourg. Elle mourut de ses blessures, brûlée vive par une lampe à pétrole renversée. Cendrars a toujours cru à un suicide, à cause de la distance qu’il a opposé à leurs amours.
Le 28 décembre 1911, à New York, il signe Hic, Haec, Hoc d’un nom nouveau, Blaise Cendrart. Sur les conseils de son frère, il le changera en Cendrars. Nouvelle naissance, pseudonymie.
Le 28 septembre 1915 : jour où Frédéric Sauser perdit sa main droite lors d’une attaque sur le front, en Champagne, événement central s’il en fut, j’y reviens tout de suite.
Le 28 juin ou juillet 1917, il écrit Les Armoires chinoises, texte de rédemption à la fois pour la mort d’Hélène et pour sa « main coupée ».
Cendrars en 1916

L’événement majeur qui m’occupe aujourd’hui est survenu il y a exactement un siècle jour pour jour et qui allait changer la vie de l’écrivain Blaise Cendrars. Vers 15h30, lors d’une attaque en Champagne, au lieu dit de la Ferme Navarrin, secteur de Souain, devant la tranchée de la Kultur ( !!!), sa main est déchiquetée par une balle explosive de mitrailleuse allemande. Il sera évacué à l’évêché Sainte-Croix de Châlons-sur-Marne, où il sera amputé. Ces péripéties, sa lente convalescence, il les raconte en divers endroits, notamment La main coupée, L’homme foudroyé, J’ai tué et J’ai saigné, ces deux derniers textes repris en un volume, chez Zoé. 


Textes d’une rare puissance, une évocation crue, où l’auteur sait en même temps manier l’art de l’ellipse. Dans cette magnifique section « Dans le silence de la nuit » de L’homme foudroyé, il raconte à la fois la plus grande peur de sa vie, et la mort des autres, telle celle, spectaculaire, du beau gosse van Lees qui « devait subir la mort la plus effroyable qu’il m’ait été donné d’observer sur un champ de bataille. En effet, comme nous partions à l’assaut, il fut emporté par un obus et j’ai vu, j’ai vu de mes yeux qui le suivaient en l’air, j’ai vu ce beau légionnaire être violé, fripé, sucé et j’ai vu son pantalon ensanglanté retomber vide sur le sol, alors que l’épouvantable cri de douleur que poussait cet homme assassiné en l’air par une goule invisible dans sa nuée jaune retentissait plus formidable que l’explosion même de l’obus, et j’ai entendu ce cri qui durait encore alors que le corps volatilisé depuis un bon moment n’existait déjà plus. » C’était à la ferme Navarin. Et cet autre, Faval, qui se pend à ses basques, pressentant sa mort, crevant littéralement de trouille. « Quand il tomba, frappé d’une balle entre les deux yeux, je dus couper un pan de ma capote pour me libérer de son poids mort et continuer d’avancer. Il ne m’avait pas lâché. »
Cendrars raconte. Tout, ou presque : il omet de narrer sa propre blessure. Il racontera l’avant et l’après, mais pas l’événement lui-même.
Notons que J’ai tué, terminé à Nice le 3 avril 1918, en pleine guerre, est publié peu avant la fin de celle-ci. Tout comme l’avait été un autre réquisitoire contre l’absurdité anéantissante du conflit : La Guerre au Luxembourg publié en décembre 1916, chez Niestlé, illustré par Moïse Kisling, tous deux camarades soldats à la ferme Navarin.


Difficile de lire sans frissonner les dernières lignes de J’ai tué : « Et voilà qu’aujourd’hui j’ai le couteau à la main. L’eustache de Bonnot. "Vive l’humanité !" Je palpe une froide vérité sommée d’une lame tranchante. J’ai raison. Mon jeune passé sportif saura suffire. Me voici les nerfs tendus, les muscles bandés prêt à bondir dans la réalité. […] Je vais braver l’homme. Mon semblable. Un singe. Œil pour œil, dent pour dent. À nous deux maintenant. À coups de poing, à coups de couteau. Sans merci. Je saute sur mon antagoniste. Je lui porte un coup terrible. La tête est presque décollée. J’ai tué le Boche. J’ai été plus vif et plus rapide que lui. Plus direct. J’ai frappé le premier. J’ai le sens de la réalité, moi, poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre. »
Précisons que Cendrars est un anarchiste qui a peut-être fréquenté Raymond-la-science dans ce café de la rue Cujas rebaptisé « Bar des faux-monnayeurs ». L’histoire de la Bande à Bonnot est fraîche dans toutes les mémoires : sa fin tragique date de 1912… L’État lui remet un outil de meurtre, ici légalisé. Interdit pour Bonnot, légal pour le légionnaire.


Je ne saurai que trop vous recommander la lecture de ce petit volume chez Zoé, J’ai tué suivi de J’ai saigné, ainsi que le très étonnant Les armoires chinoises, posthume réédité chez Fata Morgana. Livre resté dans les archives de Cendrars et, fait rarissime, jamais mentionné par lui, le spécialiste des livres annoncés, réalisés ou non. Texte de la rédemption, donc, où le phénix renaît des cendres d’Hélène, où sa blessure, son amputation devient une chance. Eh, oui, c’est osé, mais la postface de Claude Leroy est éclairante : « Le récit est resté secret parce qu’il touche au plus intime secret de Cendrars. Il le confie ici comme il ne le fera plus jamais par la suite : l’amputation aura été sa chance d’homme et sa chance de poète. Un tel aveu touche à ce que Bataille nommera l’impossible ». Leroy cite une phrase du texte puis le commente : « "et comme l’armoire était truquée, en pressant un ressort, elle fit agir une lame qui coupa les mains au poète enthousiasmé." Chute stupéfiante, et qu’il faut relire plusieurs fois dans l’incrédulité avant de se rendre à l’inadmissible. Aussi égarante qu’elle puisse apparaître, la syntaxe oblige : c’est bien la coupure de ses mains qui provoque l’enthousiasme du poète. »
Où l’on découvre que l’amputation est un vieux phantasme de Cendrars, obsédé par les mains. Voyez ces courts textes et extraits écrits de l’une ou de l’autre main, dans ce joli volume (illustré par Jean-Gilles Badaire). Ainsi de cette idée d’un théâtre où les masques seraient des mains. Ainsi d’Orion :


C’est mon étoile
Elle a la forme d’une main
C’est ma main montée au ciel
Durant toute la guerre je voyais Orion par un créneau
Quand les Zeppelins venaient bombarder Paris
     ils venaient toujours d’Orion
Aujourd’hui je l’ai au-dessus de ma tête
Le grand mât perce la paume de cette main
     qui doit souffrir
Comma ma main coupée me fait souffrir
percée comme elle l’est par un dard continuel



OR, 28 septembre 2015

lundi 25 mai 2015

Bonnard et Vernonnet : Ma Roulotte



De passage du côté de Giverny, nous avons poussé à peine plus loin, à Vernonnet, cet ancien village rattaché à Vernon, où Pierre Bonnard a vécu et peint si longtemps.

C’est en 1910, l’année qui suit sa première visite à Monet, que Bonnard loue cette maison qui appartient aux héritiers du peintre Delpy, qui vient de mourir. Deux ans plus tard, se trouvant en fond, Bonnard achète la maison. Elle lui procure une base de travail et d’observation sous les ciels si changeants de Normandie, à une poignée de kilomètres du Maître de Giverny qui lui rend fréquemment visite ou, plus souvent encore, lui envoie un mot l’enjoignant à venir dès que possible. Ce que fait Bonnard qui, depuis 1911, possède une voiture, une Renault, qu’il aime conduire à vive allure. En quelques minutes à peine, il se trouve auprès de son aîné qui lui demande son avis sur le travail en cours, notamment dans les années qui suivront, durant la sublime et exténuante expérience de la série des nymphéas. Le lecteur curieux lira avec profit l’excellent ouvrage d’Alexandre Duval-Stalla (bien qu’il passe sous silence le rôle discret, mais ô combien précieux pour Monet, de Bonnard. Il faut croire que cette histoire est peu connue…).

"Ma Roulotte", en arrivant de Giverny


C’est dans cette maison que Bonnard a peint de nombreux nus de Marthe, notamment une série au tub, et l’a prise en photo. C’est là qu’ils ont peut-être vécu cette expérience de ménage à trois ; en tout cas, ici Lucienne comme Renée de Monchaty ont été peintes plusieurs fois.












 Les vues sur la Seine également, ainsi que le jardin, les arbres, la terrasse, la balustrade blanche…

La maison et la fameuse balustrade blanche...
Marthe et Pierre Bonnard

La balustrade

Grande émotion, donc, d’entrer dans cette maison où le peintre a tant, et si intensément vécu. En arrivant, nous voyons d’abord l’auberge où ils menaient leurs invités dîner. De là aussi ils faisaient venir leurs plats ; on me dit que des deux serveuses, seule l’aînée était autorisée à les livrer, Marthe étant toujours nue…

Merci donc à Bertrand et Danièle de nous avoir ouvert aussi chaleureusement leur porte. Nous n’étions d’ailleurs pas seuls : une jeune artiste allemande, résidant depuis peu à Vernon et passionnée de Bonnard, s’y trouvait déjà avec une amie. Je crois que des projets se préparent… Ce couple charmant et passionné ouvre d’ailleurs régulièrement les portes de leur maison afin que les amateurs et artistes aient droit, eux aussi, à un parfum de Bonnard… Leur bibliothèque est bien fournie et ils connaissent très bien l’histoire de leur glorieux prédécesseur.
Danièle
Bertrand


Très curieuse impression de se trouver dans cet intérieur, bien qu’il ait beaucoup changé. Le rez-de-chaussée, qui se trouve être l’étage par rapport au niveau du jardin (un dénivelé moindre que celui du Bateau-Lavoir, mais la notion d’étage varie selon la position que l’on occupe), qui était celui des chambres, est maintenant un vaste séjour, éclairé davantage encore par des portes-fenêtres. Une aile nouvelle, étroite, a été ajoutée au bâtiment ancien.

L'ancienne salle à manger aujourd'hui
Au rez-de-jardin, ce sont maintenant des chambres, là où était la fameuse salle à manger rouge, où Marthe est peinte à la fenêtre, penchée vers l’intérieur. La pièce est maintenant plus claire, mais Danièle a posé sur le lit, dans le bon axe, un livre ouvert sur la reproduction de la Salle à manger à la campagne (1913). 

Bonnard, Salle à manger à la campagne (1913)


Dans la nouvelle aile, une salle de bains avec les carreaux du Cannet, une baignoire à l’ancienne… Tout est neuf, bien sûr, il ne s’agit pas de fétichiser, mais d’évoquer la présence de Bonnard et Marthe. Il en va de même pour un petit tub ancien, mais qui n'est évidemment pas celui de Marthe, mais le clin d'œil est joli...



À l’extérieur, le jardin a toujours sa magie d’antan. Les arbres ont poussé, la nature fait son travail.
Luxuriance des verts, des éclaboussures bleues…





Et ce bras de Seine qui semble éternel…










Danièle et Bertrand ont aussi créé une association qui a fait venir par voie fluviale, de Nevers, un magnifique bateau-atelier, à l’instar de celui de l’ancien voisin, Monet… http://vernon-visite.org/rf3/bonnard2.shtml


Le bateau-atelier

Émouvant d’imaginer, ici, Bonnard donnant la main à sa compagne pour monter dans leur petit bateau. 


























Bateau qu’il descendait au moyen du rail que vous voyez ici, toujours présent, 
à l’aide de ce chariot
 (c’est bien le même, resté sur place). 









Dans la remise, on voit encore l’encoche dans laquelle l’artiste encastrait son bateau.


Puis visite aux voisins, une artiste charmante, son compagnon qui nous raconte quelques anecdotes (dont celle de l’auberge).
Tout, ici, est ravissant, chaleureux, convivial.

Nous reviendrons…

Mais en attendant, prochaine activité sur Bonnard, jardins secrets à la librairie La Belle Lurette, jeudi 11 juin (vers 19h30 ?)

Et pour Montmartre, les lieux de légende, présentation à la librairie La Lucarne des écrivains mercredi 27 mai à 19h30.


Prochaine promenade à partir de la librairie L'Atelier 9, samedi 30 mai à 15h. C'est gratuit, mais inscription obligatoire sur le site de Parigramme ou à l'adresse suivante : 

Deux autres suivront, détails à suivre !


lundi 6 avril 2015

Bonnard, effets de miroir

Le spectateur pressé peut passer devant les Bonnard en les trouvant beaux, jolis, ou même parfois banals. Il faut un peu de temps, et surtout, bien regarder pour voir surgir d'étranges petits détails, des perspectives étonnantes, des présences qui interrogent. Car Bonnard, comme vous le verrez ici ou dans mon petit Bonnard, jardins secrets, code sa vie dans sa peinture. Et l'une de ses façons de coder est l'usage particulier qu'il fait des miroirs.



Dans La Table de toilette (1908), le spectateur voit cette petite table surmontée d’un miroir dans lequel on voit le corps nu de Marthe, occupée à sa toilette. En fait, on n’en voit qu’une partie : à partir du genou gauche en montant, jusqu’au cou. Même si cela n’a sans doute rien à voir, je ne peux m’empêcher de songer que c’est aussi la partie montrée dans L’Origine du monde de Courbet, ici moins frontale, verticale et difractée par la réflexion. Comme un « soleil cou coupé » (mais « Zone » d’Apollinaire sortira cinq ans plus tard), le mouvement est donné par le bras doit levé. 
Où est le peintre ? Où sommes-nous dans cette pièce ? Invisibles, quelque part entre son corps et sa réflexion. Il y aurait beaucoup à dire sur la position du peintre, et celle du spectateur, c’est-à-dire du point de vue chez Bonnard. Je tâcherai d’y revenir.

C’est cette même année 1908 et dans cette même salle d’eau (à Paris, rue de Douai ? Ou à la maison de Vernouillet, dans les Yvelines, qu’il loue quelques années ?) qu’il peint cette splendeur qu’est le Nu à contre-jour.
Nu à contre-jour, 1908

Outre la luxuriance des couleurs, où tout, de la cambrure de son corps aux motifs en arabesques du décor, se contorsionne sous la volupté de la chaleur lumineuse, on remarque le miroir au-dessus de la table de toilette. Même découpage du corps dans le reflet, sous un angle différent. Marthe est à la même distance que l’autre fois, mais à côté : dans le tableau précédent, elle était logiquement dans le tub alors invisible, éponge ou gant de toilette à la main. Maintenant, la toilette est finie et elle se parfume. Cependant, approchez-vous, regardez bien le reflet dans le miroir. Le bas gauche de Marthe soutient son sein, on ne voit pas l’autre main. Ou plutôt si : la bouteille de parfum est hors-cadre, mais regardez bien l’étrange tache au niveau du sexe de Marthe : ne dirait-on pas sa main droite qui vient cacher ce sexe ? Quelle est donc cette étrange pudeur, alors que le peintre n’hésite pas à le montrer par ailleurs, notamment dans la peinture précédente ? Ou alors, quelle est cette main autre, fantomatique, qui s’invite ici ? Est-ce la main de l’invisible Bonnard ? D’une autre femme ? Du double de Marthe ?
La glace au cabinet de toilette, 1908

Dans d’autres peintures, qui ne sont malheureusement pas à cette exposition (déjà fort riche), on voit une autre femme nue dans la même salle de toilette, en même temps que Marthe. Ainsi, dans La glace du cabinet de toilette 1908 où l’on voit, toujours dans la même pièce, Marthe buvant une tasse de thé, tournée vers le miroir, regardant une autre femme, se laver dans le tub, nue bien sûr. Où regarde-t-elle vraiment ? Dans le miroir ? Ou directement cette femme pulpeuse, dos au miroir et donc face à Marthe ? Quel est le sens de ce face à face ?
Le miroir de la chambre verte, 1909

Et cet autre tableau, Le miroir de la chambre verte (qui vaut bien le mystère de la chambre jaune…), daté de l’année suivante, se situe dans le même décor. Cette fois, la femme nue au tub, bras gauche relevé, se frotte de la main droite et fait face à la glace tandis que Marthe, à sa droite, vêtue d’un peignoir blanc échancré, ne la regarde pas, mais se trouve entre la baigneuse et le miroir.

Que fait donc Marthe en compagnie d’une femme nue faisant sa toilette ? S’agit-il d’un pur fantasme de Bonnard ? On ne peut affirmer que le peintre soit particulièrement friand de peinture onirique, mais plutôt un chantre du quotidien, du plus proche, de ce qu’il voit en un éclair et sait rendre en prenant le temps qu’il faut.
Bref, tout se passe comme si ces tableaux rendaient compte d’une configuration intime dépassant le simple couple. Certes, les hypothèses d’un ménage à trois concerne une période un peu postérieure, Bonnard rencontrant Lucienne Dupuy de Frenelle puis Renée Montchaty en 1916. Elles furent toutes deux ses maîtresses ; Lucienne demeurant une amie du couple par la suite (on voit une photo de 1920 où elle marche au centre du couple Bonnard, les trois riant).
La cheminée, 1916


C’est elle que l’on voit, plantureuse, sculpturale, devant la cheminée du salon. On peut s’étonner, ou non, de ce que fait une jeune femme nue dans le salon de ses amis. Le bras relevé accentuant la verticale et remonte sa poitrine corpulente, et son regard aussi s’élève vers un point indéterminé, hors cadre. Derrière elle, visible dans le miroir une figure de Maurice Denis. Il s’agit d’une femme mince, allongée, dont la tête surgit en une brusque verticale, brisant la ligne. Un appel à aller s’allonger ? Un rappel de la présence de l’autre femme, Marthe, veillant ?
Derrière elle, son dos apparaît dans un autre miroir. Lucienne, entre deux reflets, le peintre-spectateur invisible, mais une femme planant au-dessus de sa tête.
Renée, elle, se suicidera dans les semaines qui suivront le mariage de Pierre et Marthe, en 1925). Mais c'est une autre histoire, j'y reviendrai ultérieurement.
Harmonie jaune, 1934

Mais faisons un saut dans le temps. Hiver 1934. Bonnard peint cet étonnant Nu de dos à la toilette, connu aussi sous deux autres noms, dont Harmonie jaune, que je préfère. La femme que l’on voit de dos, vraisemblablement Marthe, ne ressemble en rien à sa réflexion dans le miroir. Le modèle est penché, les bras recroquevillés sur sa poitrine, alors que la réflexion propose encore un buste à la Courbet, opulent et offert, triomphant, bras complètement absents de la scène. Qui vient donc ici se substituer à l’image de Marthe ? Quel est donc ce fantôme charnel qui apparaît ainsi ?

Notons aussi comment le corps a tendance à se diluer dans l’espace et la couleur, phénomène qui s’accentuera encore chez Bonnard.

Revenons un peu en arrière, en 1928. Bonnard a déjà peint pour son ami Georges Besson La Place de Clichy en 1912 ; celui-ci, pour son vaste intérieur parisien, lui passe command d’un second tableau pour faire pendant au premier. Bonnard choisit un autre café de la même place, Le Petit Poucet. 

Le café « Au Petit Poucet », place Clichy, 1928

La question est de savoir ce que l’on voit par réflexion ou ce que l’on voit « directement »… Est-ce la terrasse que l’on voit de l’intérieur, lui-même saisit par le miroir à gauche, ou au contraire la trouée vers la salle qui est directe et la terrasse réfléchie ? Pas si simple, léger labyrinthe auquel nous sommes souvent exposés dans certains bistrots parisiens, les jeux de miroir agrandissant l’espace, le peuplant autrement, changeant les perspectives…
La porte-fenêtre ou Matinée au Cannet, 1932

Et puis enfin, cette Matinée au Cannet de 1932, intitulée aussi La Porte-fenêtre. Marthe, à droite, au premier plan, s’active avec un bol et un mortier. Blonde (elle aimait à changer de couleur de cheveux et de styles de vêtements), joli visage apaisé. Il est assez rare de voir à peu près nettement le visage de Marthe ; ici, bien qu’en contre-jour, on le distingue bien. Au fond, la porte-fenêtre qui donne sur un paysage du Cannet. Bonnard est l’un des rares peintres à traiter avec la même intensité l’intérieur et l’extérieur en même temps. À droite, dans le miroir, Bonnard observant Marthe, peut-être en train de la peindre. L’espace s’ouvre devant avec la porte-fenêtre, tout comme il s’ouvre à l’arrière grâce au miroir. Le paysage, Marthe, l’intérieur, l’intimité, et lui s’inscrivant dans ces motifs infinis. « Artifices pour mettre de l’unité entre plusieurs champs visuels (L’artiste était là). » Pierre Bonnard, Observations sur la peinture. Vous voulez en savoir plus ? La suite ici bientôt, ou à la librairie L'Arbre à Lettres du 14e, en présence du préfacier des Observations..., Alain Lévêque.