samedi 14 juin 2014

Une soirée avec Jim Fergus... et Chrysis

Jeudi 12 juin à 19h.  
Nous avons eu l'honneur de recevoir à L'Arbre à Lettres Boulard l'écrivain américain Jim Fergus. L'auteur a connu, en France comme aux Etats-Unis, un grand succès avec Mille femmes blanches. Quelques autres livres ont suivi, dont La fille sauvage, Espaces sauvages, ou encore Marie Blanche. (Je donne les références en Pocket, mais les formats brochés sont au Cherche-Midi.) L'année dernière, il faisait paraître en France, avant même les Etats-Unis, un beau roman sur une jeune femme et artiste de Montparnasse. Aujourd'hui, elle est un peu oubliée, mais ce livre fait beaucoup pour réhabiliter sa mémoire et son art. 
La couverture du livre avec une photo de Gabrielle, adolescente, sur la plage.

Gabrielle Jungbluth est née le 23 janvier 1907 à Boulogne-sur-Mer. Son père est militaire. Gradé. Il fait la guerre de 14 et lui en raconte parfois quelques souvenirs, dont celui de ce cow-boy messager croisé une fois, vers la fin du conflit. Par la suite, le dimanche, il va peindre sur le motif des paysages tranquilles. Gabrielle l'accompagne et prend goût à la peinture. Elle veut peindre, aller à Paris et s'affranchir.

Son nom d'artiste, Chrysis, elle le choisit dans un roman de Pierre Louÿs alors très à la mode, bien que conféré le plus souvent au second rayon, Aphrodite. C'est dans la bibliothèque de son père, derrière les livres présentables, qu'elle trouve ce livre et, à l'intérieur, le nom de ce personnage. Ce faisant, elle sait que son père, comprenant le secret, ne pourra s'offusquer de son nom d'artiste, sauf à révéler à sa femme qu'il connaît bien ce livre...
La façade extérieure du 14, Boulevard Edgar Quinet

Ses parents acceptent qu'elle parte à Paris, mais en pension. Rapidement, elle prend goût à l'ambiance de Montparnasse, au goût de liberté et d'invention qui flotte dans cet air cosmopolite. Puis eux-mêmes décident de passer une partie de l'année à Paris, et louent un appartement au 14, boulevard Edgar Quinet et, en plus, un atelier détaché de l'appartement, à la même adresse. Chrysis s'inscrit aux Beaux-Arts dans l'atelier d'Humbert, le seul qui donne des cours à des filles et des jeunes femmes dans cette noble institution. Les rapports entre la nouvelle venue et le vieux maître ne sont pas sans conflits, mais teintés de respects, puis d'admiration. Le maître en a vu d'autres, Braque notamment.
L'appartement de la famille Jungbluth dans la cour du 14

Petit à petit, apprenant son artisanat, puis son art, Chrysis s'émancipe des règles. Elle rêve alors d'un art convulsif qui dirait la vérité des corps. Notamment dans l'acte sexuel. Depuis qu'elle a goûté à la volupté charnelle, grâce à un ami poète initiateur, Chrysis comprend que se joue là une partie fondamentale de nos vies. Elle veut peindre sur ce motif et, avec le poète, fréquente une maison close de la rue Blondel où elle peut observer le commerce sexuel et son théâtre. Là, un soir, elle rencontre Pascin. La rencontre, si elle est un peu tendue au départ par l'insolence de la jeune femme, vire vite à la complicité. Il est vrai que le style de dessin de la véritable Chrysis Jungbluth n'est pas toujours sans rappeler le Prince des trois Monts (Parnasse, Martre et Vénus), tant dans les thèmes que dans le dessin.
L'atelier probable de Chrysis, avec Jim Fergus comme hôte, dans l'encadreur de la porte

Dans ce bordel, elle rencontre ce cow-boy souvent aperçu à Montparnasse et dont lui avait parlé son père (elle fera le lien à ce moment). Déjà, il l'intriguait ; ils tombent amoureux. Je ne vous raconte pas la suite, ça vaut la peine d'être lu : tout Montparnasse défile, personnages comme lieux. Juste à vous dire que le tableau central est L'Orgie, reproduit en fin de volume. Tous les personnages qui y figurent prennent une place plus ou moins active, plus ou moins importante dans le roman. Vous comprendrez en le lisant.
Orgie, de Chrysis (1925)

Mais pourquoi tout cela ? Il faut savoir que lors d'un voyage en France, à Nice plus précisément, Jim Fergus et sa femme, alors déjà malade, ont vu ce tableau. Sa femme a immédiatement été séduite par la toile. De retour aux Etats-Unis, Jim Fergus, devant l'intérêt continu de sa femme pour ce tableau, décide de le lui offrir. Celle-ci, ravie, décide qu'il ira à sa fille après sa mort. Pourquoi ? Pour initier sa fille aux partouzes ? Pas du tout. Sa femme a toujours eu honte de son corps et a vu dans ce tableau des femme qui s'exhibaient sans honte, en toute franchise et générosité, prête au plaisir : à donner comme à recevoir. Ce qui énerve et énervera toujours la pudibonderie de tout poil : mieux vaut des morts, de la violence, du sang, du massacre, que des gens qui jouissent loyalement de leur corps et de celui d'autres consentant. 
Jim Fergus devant L'Orgie

Ce qui fut fait après son décès. Jim Fergus a aussi raconté d'autres anecdotes, liées au mémoire soutenue par la fille de sa femme, qui valent leur pesant de toile...
Un atelier du 14 et une sculpture qui serait de Rosso Rossi, qui a travaillé ici

Pour en savoir plus sur la vie de cette femme étonnante, affranchie, libre, courageuse, talentueuse, jetez-vous sur ce livre.
Jim Fergus signant

Je remercie toutes celle et tous ceux qui sont venus à cette soirée ; eux savent qu'à côté du marché, en marge du murmure assourdissant et ankylosant de l'actualisme éphémère, ont lieu des soirées qui, sans être de l'ordre de l'orgie de Chrysis, ont le mérite de faire passer le frémissement des corps libres, de transmettre le verbe qui transforme, la peinture qui n'est pas une image, le vrai goût du passage du Temps.
Public (féminin) captif durant la rencontre
Chacun ou chacune aura pu apprécier la disponibilité, la chaleur et la sympathie de Jim Fergus. A bientôt, donc, Jim, pour de nouvelles rencontres.

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