mardi 3 juin 2014

Derain, de Bonaparte à Assas avec Léopold Lévy

Continuons avec Derain. Il quitte Montmartre en 1910 pour s’installer rue Bonaparte, au n° 13 (où habitait alors Dunoyer de Segonzac), façon comme une autre de rompre avec l’avant-garde. Ou du moins de prendre ses distances, physiques et esthétiques. Il s’installe donc dans cette maison, juste en face de l’École des Beaux-Arts où il n’est jamais allé et n’a jamais enseigné, malgré l’insistance de l’institution et sa proximité physique : traverser la rue ne semblait un petit pas, mais s’avérait un grand saut pour son idéologie.
Le 13 rue Bonaparte, en face des Beaux-Arts
Le 13 sous un autre angle. Où logeait Derain ? Peut-être tout en haut?

La pendaison de crémaillère fut un grand moment. Fernande Olivier se souvient : « On mangeait beaucoup et bien chez Derain. Nous étions là avec Picasso, Apollinaire, Marie Laurencin, peut-être Max Jacob, mais je ne me souviens pas très bien de lui. » On sait que Fernande Olivier appréciait peu Marie Laurencin ; doit-on la croire lorsqu’elle dit que ce soir-là elle était « grise » (comme au Bateau-Lavoir à la fête en l’honneur du douanier Rousseau), et ne répétait « qu’un seul mot, que Cambronne n’eût pas désavoué » ? Sinon, elle chantait. Il sortirent dans la « silencieuse rue Bonaparte » et y firent « un beau tapage ». Ils traversent alors la Seine. « Je me souviens que Derain, pour démontrer sa force, tordit la rampe du petit escalier du pont des Arts. Nous échouâmes vers trois heures du matin du côté des Halles. Là, tout commença à aller mal. Derain et sa femme se disputèrent. On les laissa seuls et le lendemain ils nous dirent que, conduits par des agents, ils avaient échoué au poste de police de leur quartier : « Outrage aux agents ». » Soirée suivie d’une contravention. Fernande termine par ce joli mot : « Tout cela n’interrompait que peu le travail, qui était plus que jamais la raison de vivre. » Fernande Olivier, Picasso et ses amis (malheureusement indisponible).
J'aime bien ces garages du 13, au clame, atmosphère blanche et verte, très parisienne. 


Sautons un peu dans le temps. Derain s’est lié avec le peintre Léopold Lévy (1882-1966). Celui-ci, né à Paris de père Alsacien qui a choisi la France en 1870, a eu la chance d’avoir Mallarmé comme professeur d’anglais en 1895 au Collège Rollin. Il a vécu un peu à Caen et, à la mort de son père en 1896, il suit sa mère à Lille, pour revenir à Paris l’année suivante à Paris. Il suit différents cours d’art décoratif, puis l’enseignement d’Eugène Grasset, à l’École Guérin rue Vavin. Puis il décide de se consacrer à la peinture. Il est refusé aux Beaux-Arts ? Pas grave, il s’inscrit comme élève libre, ce qui lui donne accès à quelques cours ainsi qu’à la bibliothèque. Il devient l’ami de Linaret,  grand espoir de la peinture en cette fin XIXe (selon Matisse et… Derain !) Avec son ami, il fréquente à partir de 1901 un petit groupe d’artistes et d’écrivains qui se retrouvent au Luxembourg : Matisse, Marquet, Derain, André Salmon, Léon-Paul Fargue.

Léopold Lévy

Le 11 janvier 1908, il se marie avec Marguerite Diebold.
Mobilisé en 14, il part au front. Pour des raisons de santé, on l’envoie à Mâcon où il travaille au cabinet du préfet.
En 1916, il peint Femme assise, un tableau qui fera sensation auprès de Derain, notamment, qui évoquera la singularité de Lévy, évitant l’impressionnisme autant que le cubisme régnant. Il attirera aussi les éloges de Tériade, une dizaine d’années plus tard. Après la guerre, en plus de son ami Derain, il fréquente Friesz et Braque (tiens, trois anciens « fauves », mais aussi Delaunay, Marcoussis, Gromaire ou Segonzac.
Comme tant d’autres, mais un peu plus tardivement peut-être, il découvre la lumière du Midi et celle de l’Italie où il voyage en 1919. Il séjourne à Cassis, La Ciotat, Aix ou Marseille, où naît sa fille Léopolde Lise (de sa maîtresse Amélie Rosine Maquard, qu’il épousera en 1930, après son divorce d’avec Marguerite Diebold). Il aura d’elle un fils, Jean Pierre Camille, en 1933.
Entretemps, André Salmon, toujours sur le coup, écrira une monographie sur le peintre.
En 1936, on lui propose de diriger la section de peinture de l’Académie des Beaux-Arts d’Istanbul. Entre autres amis, Derain lui conseille d’accepter, ce qu’il fait. Avant son départ, il décoré de la Légion d’Honneur. Puis il part, sous-louant son atelier à Derain, à qui il le prêtait souvent. À distance, il envoie deux panneaux à l’Exposition Universelle de 1937, où seront exposés, entre autres, Guernica de Picasso, La Fée électricité de Dufy (que je viens d’aller admirer au Musée d’Arts Modernes de la Ville de Paris : c’est éblouissant de couleurs, de fluorescences, et non dénué d’humour), ou la sculpture de Zadkine que l’on peut voir sur le quai d’Orsay.
Léopold Lévy dans son atelier de la rue d'Assas

La date de son installation rue d’Assas est incertaine. Ce qui est sûr, c’est qu’il y est déjà dans les années trente lorsqu’il le prêtait régulièrement à Derain et lorsqu’il lui a sous-loué pendant son déplacement en Turquie. Derain, dès 1935, s’était installé à Chambourcy, mais ce lieu lui servait maintenant de pied-à-terre et d’atelier parisien. En 1940, Derain et sa famille fuient l’armée allemande, d’abord en Normandie, puis en Charente et en Ariège, rejoignant Braque et sa femme Marcelle. Pendant ce temps, les Allemands pillent sa maison de Chambourcy.
Le 112, rue d'Assas. En haut, l'atelier.


C’est dans cet atelier qu’il travaillera durant une bonne partie de la guerre. Guerre qui ne fut pas sans conséquences pour lui, avec ce funeste voyage en Allemagne en 1941, sur lequel j’essaierai de revenir un de ces jours.
L'atelier, grande verrière plein nord : même lorsqu'il fait gris comme ce jour-ci, la lumière baigne...

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