Inutile
d’entrer dans quelque délire numérologique (bien que d’éminents écrivains
emprisonnés tels que Sade et Casanova devinrent obsédés par les chiffres où ils
tentaient d’y déchiffrer, justement, la date de leur libération). Force est
toutefois de constater que le 28 est une date qui a souvent joué un rôle
déterminant dans la vie de Frédéric Sauser, nom d’état-civil de l’écrivain
Blaise Cendrars. En voici quelques-unes : Le
28 juin 1907 (dans le calendrier grégorien) mort d’Hélène (Kleinmann ?),
jeune femme avec laquelle il a connu une idylle amoureuse à Saint-Pétersbourg.
Elle mourut de ses blessures, brûlée vive par une lampe à pétrole renversée.
Cendrars a toujours cru à un suicide, à cause de la distance qu’il a opposé à
leurs amours.
Le
28 décembre 1911, à New York, il signe Hic,
Haec, Hoc d’un nom nouveau, Blaise Cendrart. Sur les conseils de son frère,
il le changera en Cendrars. Nouvelle naissance, pseudonymie.
Le
28 septembre 1915 : jour où Frédéric Sauser perdit sa main droite lors
d’une attaque sur le front, en Champagne, événement central s’il en fut, j’y
reviens tout de suite.
Le
28 juin ou juillet 1917, il écrit Les
Armoires chinoises, texte de rédemption à la fois pour la mort d’Hélène et
pour sa « main coupée ».
Cendrars en 1916 |
L’événement
majeur qui m’occupe aujourd’hui est survenu il y a exactement un siècle jour
pour jour et qui allait changer la vie de l’écrivain Blaise Cendrars. Vers
15h30, lors d’une attaque en Champagne, au lieu dit de la Ferme Navarrin, secteur
de Souain, devant la tranchée de la Kultur ( !!!), sa main est déchiquetée
par une balle explosive de mitrailleuse allemande. Il sera évacué à l’évêché
Sainte-Croix de Châlons-sur-Marne, où il sera amputé. Ces péripéties, sa lente
convalescence, il les raconte en divers endroits, notamment La main coupée, L’homme foudroyé, J’ai tué et J’ai saigné, ces deux derniers
textes repris en un volume, chez Zoé.
Textes d’une rare puissance, une
évocation crue, où l’auteur sait en même temps manier l’art de l’ellipse. Dans
cette magnifique section « Dans le silence de la nuit » de L’homme foudroyé, il raconte à la fois
la plus grande peur de sa vie, et la mort des autres, telle celle, spectaculaire,
du beau gosse van Lees qui « devait subir la mort la plus effroyable qu’il
m’ait été donné d’observer sur un champ de bataille. En effet, comme nous
partions à l’assaut, il fut emporté par un obus et j’ai vu, j’ai vu de mes yeux
qui le suivaient en l’air, j’ai vu ce beau légionnaire être violé, fripé, sucé
et j’ai vu son pantalon ensanglanté retomber vide sur le sol, alors que l’épouvantable cri de douleur que
poussait cet homme assassiné en l’air par une goule invisible dans sa nuée
jaune retentissait plus formidable que l’explosion même de l’obus, et j’ai
entendu ce cri qui durait encore alors que le corps volatilisé depuis un bon moment
n’existait déjà plus. » C’était à la ferme Navarin. Et cet autre, Faval,
qui se pend à ses basques, pressentant sa mort, crevant littéralement de
trouille. « Quand il tomba, frappé d’une balle entre les deux yeux, je dus
couper un pan de ma capote pour me libérer de son poids mort et continuer
d’avancer. Il ne m’avait pas lâché. »
Cendrars
raconte. Tout, ou presque : il omet de narrer sa propre blessure. Il
racontera l’avant et l’après, mais pas l’événement lui-même.
Notons
que J’ai tué, terminé à Nice le 3
avril 1918, en pleine guerre, est publié peu avant la fin de celle-ci. Tout
comme l’avait été un autre réquisitoire contre l’absurdité anéantissante du
conflit : La Guerre au Luxembourg
publié en décembre 1916, chez Niestlé, illustré par Moïse Kisling, tous deux
camarades soldats à la ferme Navarin.
Difficile
de lire sans frissonner les dernières lignes de J’ai tué : « Et voilà qu’aujourd’hui j’ai le couteau à la
main. L’eustache de Bonnot. "Vive l’humanité !" Je palpe une
froide vérité sommée d’une lame tranchante. J’ai raison. Mon jeune passé
sportif saura suffire. Me voici les nerfs tendus, les muscles bandés prêt à
bondir dans la réalité. […] Je vais braver l’homme. Mon semblable. Un singe.
Œil pour œil, dent pour dent. À nous deux maintenant. À coups de poing, à coups
de couteau. Sans merci. Je saute sur mon antagoniste. Je lui porte un coup
terrible. La tête est presque décollée. J’ai tué le Boche. J’ai été plus vif et
plus rapide que lui. Plus direct. J’ai frappé le premier. J’ai le sens de la réalité,
moi, poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre. »
Précisons
que Cendrars est un anarchiste qui a peut-être fréquenté Raymond-la-science
dans ce café de la rue Cujas rebaptisé « Bar des faux-monnayeurs ».
L’histoire de la Bande à Bonnot est fraîche dans toutes les mémoires : sa
fin tragique date de 1912… L’État lui remet un outil de meurtre, ici légalisé.
Interdit pour Bonnot, légal pour le légionnaire.
Je
ne saurai que trop vous recommander la lecture de ce petit volume chez Zoé, J’ai tué suivi de J’ai saigné, ainsi que le très étonnant Les armoires chinoises, posthume réédité chez Fata Morgana. Livre
resté dans les archives de Cendrars et, fait rarissime, jamais mentionné par
lui, le spécialiste des livres annoncés, réalisés ou non. Texte de la
rédemption, donc, où le phénix renaît des cendres d’Hélène, où sa blessure, son
amputation devient une chance. Eh, oui, c’est osé, mais la postface de Claude
Leroy est éclairante : « Le récit est resté secret parce qu’il touche
au plus intime secret de Cendrars. Il le confie ici comme il ne le fera plus
jamais par la suite : l’amputation aura été sa chance d’homme et sa chance
de poète. Un tel aveu touche à ce que Bataille nommera l’impossible ».
Leroy cite une phrase du texte puis le commente : « "et comme
l’armoire était truquée, en pressant un ressort, elle fit agir une lame qui
coupa les mains au poète enthousiasmé." Chute stupéfiante, et qu’il faut
relire plusieurs fois dans l’incrédulité avant de se rendre à l’inadmissible.
Aussi égarante qu’elle puisse apparaître, la syntaxe oblige : c’est bien
la coupure de ses mains qui provoque l’enthousiasme du poète. »
Où
l’on découvre que l’amputation est un vieux phantasme de Cendrars, obsédé par
les mains. Voyez ces courts textes et extraits écrits de l’une ou de l’autre
main, dans ce joli volume (illustré par Jean-Gilles Badaire). Ainsi de cette
idée d’un théâtre où les masques seraient des mains. Ainsi d’Orion :
C’est mon étoile
Elle a la forme d’une main
C’est ma main montée au ciel
Durant toute la guerre je voyais
Orion par un créneau
Quand les Zeppelins venaient
bombarder Paris
ils
venaient toujours d’Orion
Aujourd’hui je l’ai au-dessus de
ma tête
Le grand mât perce la paume de
cette main
qui
doit souffrir
Comma ma main coupée me fait
souffrir
percée
comme elle l’est par un dard continuel
OR, 28 septembre 2015