Le spectateur pressé peut passer devant les Bonnard en les trouvant beaux, jolis, ou même parfois banals. Il faut un peu de temps, et surtout, bien regarder pour voir surgir d'étranges petits détails, des perspectives étonnantes, des présences qui interrogent. Car Bonnard, comme vous le verrez ici ou dans mon petit Bonnard, jardins secrets, code sa vie dans sa peinture. Et l'une de ses façons de coder est l'usage particulier qu'il fait des miroirs.
Dans La Table de toilette (1908), le spectateur voit cette petite table
surmontée d’un miroir dans lequel on voit le corps nu de Marthe, occupée à sa
toilette. En fait, on n’en voit qu’une partie : à partir du genou gauche
en montant, jusqu’au cou. Même si cela n’a sans doute rien à voir, je ne peux
m’empêcher de songer que c’est aussi la partie montrée dans L’Origine du monde de Courbet, ici moins
frontale, verticale et difractée par la réflexion. Comme un « soleil cou
coupé » (mais « Zone » d’Apollinaire sortira cinq ans plus
tard), le mouvement est donné par le bras doit levé.
Où est le peintre ? Où
sommes-nous dans cette pièce ? Invisibles, quelque part entre son corps et
sa réflexion. Il y aurait beaucoup à dire sur la position du peintre, et celle
du spectateur, c’est-à-dire du point de vue chez Bonnard. Je tâcherai d’y
revenir.
C’est cette même année 1908 et dans
cette même salle d’eau (à Paris, rue de Douai ? Ou à la maison de
Vernouillet, dans les Yvelines, qu’il loue quelques années ?) qu’il peint
cette splendeur qu’est le Nu à contre-jour.
Outre la luxuriance des couleurs, où tout, de la cambrure de son corps aux motifs en arabesques du décor, se contorsionne sous la volupté de la chaleur lumineuse, on remarque le miroir au-dessus de la table de toilette. Même découpage du corps dans le reflet, sous un angle différent. Marthe est à la même distance que l’autre fois, mais à côté : dans le tableau précédent, elle était logiquement dans le tub alors invisible, éponge ou gant de toilette à la main. Maintenant, la toilette est finie et elle se parfume. Cependant, approchez-vous, regardez bien le reflet dans le miroir. Le bas gauche de Marthe soutient son sein, on ne voit pas l’autre main. Ou plutôt si : la bouteille de parfum est hors-cadre, mais regardez bien l’étrange tache au niveau du sexe de Marthe : ne dirait-on pas sa main droite qui vient cacher ce sexe ? Quelle est donc cette étrange pudeur, alors que le peintre n’hésite pas à le montrer par ailleurs, notamment dans la peinture précédente ? Ou alors, quelle est cette main autre, fantomatique, qui s’invite ici ? Est-ce la main de l’invisible Bonnard ? D’une autre femme ? Du double de Marthe ?
Nu à contre-jour, 1908 |
Outre la luxuriance des couleurs, où tout, de la cambrure de son corps aux motifs en arabesques du décor, se contorsionne sous la volupté de la chaleur lumineuse, on remarque le miroir au-dessus de la table de toilette. Même découpage du corps dans le reflet, sous un angle différent. Marthe est à la même distance que l’autre fois, mais à côté : dans le tableau précédent, elle était logiquement dans le tub alors invisible, éponge ou gant de toilette à la main. Maintenant, la toilette est finie et elle se parfume. Cependant, approchez-vous, regardez bien le reflet dans le miroir. Le bas gauche de Marthe soutient son sein, on ne voit pas l’autre main. Ou plutôt si : la bouteille de parfum est hors-cadre, mais regardez bien l’étrange tache au niveau du sexe de Marthe : ne dirait-on pas sa main droite qui vient cacher ce sexe ? Quelle est donc cette étrange pudeur, alors que le peintre n’hésite pas à le montrer par ailleurs, notamment dans la peinture précédente ? Ou alors, quelle est cette main autre, fantomatique, qui s’invite ici ? Est-ce la main de l’invisible Bonnard ? D’une autre femme ? Du double de Marthe ?
Dans d’autres peintures, qui ne
sont malheureusement pas à cette exposition (déjà fort riche), on voit une
autre femme nue dans la même salle de toilette, en même temps que Marthe. Ainsi,
dans La glace du cabinet de toilette
1908 où l’on voit, toujours dans la même pièce, Marthe buvant une tasse de thé,
tournée vers le miroir, regardant une autre femme, se laver dans le tub, nue
bien sûr. Où regarde-t-elle vraiment ? Dans le miroir ? Ou
directement cette femme pulpeuse, dos au miroir et donc face à Marthe ?
Quel est le sens de ce face à face ?
Et cet autre tableau, Le miroir de la chambre verte (qui vaut
bien le mystère de la chambre jaune…), daté de l’année suivante, se situe dans
le même décor. Cette fois, la femme nue au tub, bras gauche relevé, se frotte
de la main droite et fait face à la glace tandis que Marthe, à sa droite, vêtue
d’un peignoir blanc échancré, ne la regarde pas, mais se trouve entre la
baigneuse et le miroir.
Que fait donc Marthe en compagnie
d’une femme nue faisant sa toilette ? S’agit-il d’un pur fantasme de
Bonnard ? On ne peut affirmer que le peintre soit particulièrement friand
de peinture onirique, mais plutôt un chantre du quotidien, du plus proche, de
ce qu’il voit en un éclair et sait rendre en prenant le temps qu’il faut.
Bref, tout se passe comme si ces
tableaux rendaient compte d’une configuration intime dépassant le simple
couple. Certes, les hypothèses d’un ménage à trois concerne une période un peu
postérieure, Bonnard rencontrant Lucienne Dupuy de Frenelle puis Renée
Montchaty en 1916. Elles furent toutes deux ses maîtresses ; Lucienne
demeurant une amie du couple par la suite (on voit une photo de 1920 où elle
marche au centre du couple Bonnard, les trois riant).
La cheminée, 1916 |
C’est elle que l’on voit,
plantureuse, sculpturale, devant la cheminée du salon. On peut s’étonner, ou
non, de ce que fait une jeune femme nue dans le salon de ses amis. Le bras
relevé accentuant la verticale et remonte sa poitrine corpulente, et son regard
aussi s’élève vers un point indéterminé, hors cadre. Derrière elle, visible
dans le miroir une figure de Maurice Denis. Il s’agit d’une femme mince,
allongée, dont la tête surgit en une brusque verticale, brisant la ligne. Un
appel à aller s’allonger ? Un rappel de la présence de l’autre femme,
Marthe, veillant ?
Derrière elle, son dos apparaît dans un autre miroir. Lucienne, entre deux reflets, le peintre-spectateur invisible, mais une femme planant au-dessus de sa tête.
Derrière elle, son dos apparaît dans un autre miroir. Lucienne, entre deux reflets, le peintre-spectateur invisible, mais une femme planant au-dessus de sa tête.
Renée, elle, se suicidera dans les semaines qui suivront le
mariage de Pierre et Marthe, en 1925). Mais c'est une autre histoire, j'y reviendrai ultérieurement.
Et
puis enfin, cette Matinée au Cannet
de 1932, intitulée aussi La Porte-fenêtre.
Marthe, à droite, au premier plan, s’active avec un bol et un mortier. Blonde
(elle aimait à changer de couleur de cheveux et de styles de vêtements), joli
visage apaisé. Il est assez rare de voir à peu près nettement le visage de
Marthe ; ici, bien qu’en contre-jour, on le distingue bien. Au fond, la porte-fenêtre
qui donne sur un paysage du Cannet. Bonnard est l’un des rares peintres à
traiter avec la même intensité l’intérieur et l’extérieur en même temps. À
droite, dans le miroir, Bonnard observant Marthe, peut-être en train de la
peindre. L’espace s’ouvre devant avec la porte-fenêtre, tout comme il s’ouvre à
l’arrière grâce au miroir. Le paysage, Marthe, l’intérieur, l’intimité, et lui
s’inscrivant dans ces motifs infinis. « Artifices
pour mettre de l’unité entre plusieurs champs visuels (L’artiste était là). »
Pierre Bonnard, Observations sur la peinture. Vous voulez en savoir plus ? La suite ici bientôt, ou à la librairie L'Arbre à Lettres du 14e, en présence du préfacier des Observations..., Alain Lévêque.
Harmonie jaune, 1934 |
Mais faisons un saut dans le
temps. Hiver 1934. Bonnard peint cet étonnant Nu de dos à la toilette, connu aussi sous deux autres noms, dont Harmonie jaune, que je préfère. La femme
que l’on voit de dos, vraisemblablement Marthe, ne ressemble en rien à sa
réflexion dans le miroir. Le modèle est penché, les bras recroquevillés sur sa
poitrine, alors que la réflexion propose encore un buste à la Courbet, opulent
et offert, triomphant, bras complètement absents de la scène. Qui vient donc
ici se substituer à l’image de Marthe ? Quel est donc ce fantôme charnel
qui apparaît ainsi ?
Notons aussi comment le corps a
tendance à se diluer dans l’espace et la couleur, phénomène qui s’accentuera
encore chez Bonnard.
Revenons un peu en arrière, en
1928. Bonnard a déjà peint pour son ami Georges Besson La Place de Clichy en 1912 ; celui-ci, pour son vaste
intérieur parisien, lui passe command d’un second tableau pour faire pendant au
premier. Bonnard choisit un autre café de la même place, Le Petit Poucet.
Le café « Au Petit Poucet », place Clichy, 1928
|
La
question est de savoir ce que l’on voit par réflexion ou ce que l’on voit
« directement »… Est-ce la terrasse que l’on voit de l’intérieur,
lui-même saisit par le miroir à gauche, ou au contraire la trouée vers la salle
qui est directe et la terrasse réfléchie ? Pas si simple, léger labyrinthe
auquel nous sommes souvent exposés dans certains bistrots parisiens, les jeux de
miroir agrandissant l’espace, le peuplant autrement, changeant les perspectives…
La porte-fenêtre ou Matinée au Cannet, 1932 |