Continuons avec Derain. Il quitte
Montmartre en 1910 pour s’installer rue Bonaparte, au n° 13 (où habitait alors
Dunoyer de Segonzac), façon comme une autre de rompre avec l’avant-garde. Ou du
moins de prendre ses distances, physiques et esthétiques. Il s’installe donc
dans cette maison, juste en face de l’École des Beaux-Arts où il n’est jamais
allé et n’a jamais enseigné, malgré l’insistance de l’institution et sa
proximité physique : traverser la rue ne semblait un petit pas, mais
s’avérait un grand saut pour son idéologie.
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Le 13 rue Bonaparte, en face des Beaux-Arts |
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Le 13 sous un autre angle. Où logeait Derain ? Peut-être tout en haut? |
La pendaison de crémaillère fut
un grand moment. Fernande Olivier se souvient : « On mangeait
beaucoup et bien chez Derain. Nous étions là avec Picasso, Apollinaire, Marie
Laurencin, peut-être Max Jacob, mais je ne me souviens pas très bien de
lui. » On sait que Fernande Olivier appréciait peu Marie Laurencin ;
doit-on la croire lorsqu’elle dit que ce soir-là elle était « grise »
(comme au Bateau-Lavoir à la fête en l’honneur du douanier Rousseau), et ne
répétait « qu’un seul mot, que Cambronne n’eût pas désavoué » ?
Sinon, elle chantait. Il sortirent dans la « silencieuse rue
Bonaparte » et y firent « un beau tapage ». Ils traversent alors
la Seine. « Je me souviens que Derain, pour démontrer sa force, tordit la
rampe du petit escalier du pont des Arts. Nous échouâmes vers trois heures du
matin du côté des Halles. Là, tout commença à aller mal. Derain et sa femme se
disputèrent. On les laissa seuls et le lendemain ils nous dirent que, conduits
par des agents, ils avaient échoué au poste de police de leur quartier :
« Outrage aux agents ». » Soirée suivie d’une contravention.
Fernande termine par ce joli mot : « Tout cela n’interrompait que peu
le travail, qui était plus que jamais la raison de vivre. » Fernande
Olivier, Picasso et ses amis (malheureusement indisponible).
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J'aime bien ces garages du 13, au clame, atmosphère blanche et verte, très parisienne. |
Sautons un peu dans le temps.
Derain s’est lié avec le peintre Léopold Lévy (1882-1966). Celui-ci, né à Paris
de père Alsacien qui a choisi la France en 1870, a eu la chance d’avoir
Mallarmé comme professeur d’anglais en 1895 au Collège Rollin. Il a vécu un peu
à Caen et, à la mort de son père en 1896, il suit sa mère à Lille, pour revenir
à Paris l’année suivante à Paris. Il suit différents cours d’art décoratif,
puis l’enseignement d’Eugène Grasset, à l’École Guérin rue Vavin. Puis il
décide de se consacrer à la peinture. Il est refusé aux Beaux-Arts ? Pas
grave, il s’inscrit comme élève libre, ce qui lui donne accès à quelques cours
ainsi qu’à la bibliothèque. Il devient l’ami de Linaret, grand espoir de la peinture en cette
fin XIXe (selon Matisse et… Derain !) Avec son ami, il fréquente à partir
de 1901 un petit groupe d’artistes et d’écrivains qui se retrouvent au
Luxembourg : Matisse, Marquet, Derain, André Salmon, Léon-Paul Fargue.
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Léopold Lévy |
Le 11 janvier 1908, il se marie
avec Marguerite Diebold.
Mobilisé en 14, il part au front.
Pour des raisons de santé, on l’envoie à Mâcon où il travaille au cabinet du
préfet.
En 1916, il peint Femme assise, un tableau qui fera
sensation auprès de Derain, notamment, qui évoquera la singularité de Lévy,
évitant l’impressionnisme autant que le cubisme régnant. Il attirera aussi les
éloges de Tériade, une dizaine d’années plus tard. Après la guerre, en plus de
son ami Derain, il fréquente Friesz et Braque (tiens, trois anciens
« fauves », mais aussi Delaunay, Marcoussis, Gromaire ou Segonzac.
Comme tant d’autres, mais un peu
plus tardivement peut-être, il découvre la lumière du Midi et celle de l’Italie
où il voyage en 1919. Il séjourne à Cassis, La Ciotat, Aix ou Marseille, où
naît sa fille Léopolde Lise (de sa maîtresse Amélie Rosine Maquard, qu’il
épousera en 1930, après son divorce d’avec Marguerite Diebold). Il aura d’elle
un fils, Jean Pierre Camille, en 1933.
Entretemps, André Salmon,
toujours sur le coup, écrira une monographie sur le peintre.
En 1936, on lui propose de
diriger la section de peinture de l’Académie des Beaux-Arts d’Istanbul. Entre
autres amis, Derain lui conseille d’accepter, ce qu’il fait. Avant son départ,
il décoré de la Légion d’Honneur. Puis il part, sous-louant son atelier à
Derain, à qui il le prêtait souvent. À distance, il envoie deux panneaux à
l’Exposition Universelle de 1937, où seront exposés, entre autres, Guernica de Picasso, La Fée électricité de Dufy (que je viens
d’aller admirer au Musée d’Arts Modernes de la Ville de Paris : c’est
éblouissant de couleurs, de fluorescences, et non dénué d’humour), ou la
sculpture de Zadkine que l’on peut voir sur le quai d’Orsay.
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Léopold Lévy dans son atelier de la rue d'Assas |
La date de son installation rue
d’Assas est incertaine. Ce qui est sûr, c’est qu’il y est déjà dans les années
trente lorsqu’il le prêtait régulièrement à Derain et lorsqu’il lui a sous-loué
pendant son déplacement en Turquie. Derain, dès 1935, s’était installé à
Chambourcy, mais ce lieu lui servait maintenant de pied-à-terre et d’atelier
parisien. En 1940, Derain et sa famille fuient l’armée allemande, d’abord en
Normandie, puis en Charente et en Ariège, rejoignant Braque et sa femme
Marcelle. Pendant ce temps, les Allemands pillent sa maison de Chambourcy.
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Le 112, rue d'Assas. En haut, l'atelier. |
C’est dans cet atelier qu’il
travaillera durant une bonne partie de la guerre. Guerre qui ne fut pas sans
conséquences pour lui, avec ce funeste voyage en Allemagne en 1941, sur lequel
j’essaierai de revenir un de ces jours.
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L'atelier, grande verrière plein nord : même lorsqu'il fait gris comme ce jour-ci, la lumière baigne... |